Quatorzième lettre aux révérends pères jésuites
Du 23 octobre 1656.
Mes Révérends Pères,
Si je n'avais qu'à répondre aux trois impostures qui restent sur l'homicide, je n'aurais pas besoin d'un long discours, et vous les verrez ici réfutées en peu de mots : mais comme je trouve bien plus important de donner au monde de l'horreur de vos opinions sur ce sujet que de justifier la fidélité de mes citations, je serai obligé d'employer la plus grande partie de cette lettre à la réfutation de vos maximes, pour vous représenter combien vous êtes éloignés des sentiments de l'Eglise, et même de la nature. Les permissions de tuer, que vous accordez en tant de rencontres, font paraître qu'en cette matière vous avez tellement oublié la loi de Dieu, et tellement éteint les lumières naturelles, que vous avez besoin qu'on vous remette dans les principes les plus simples de la religion et du sens commun ; car qu'y a-t-il de plus naturel que ce sentiment qu'un particulier n'a pas droit sur la vie d'un autre ? Nous en sommes tellement instruits de nous-mêmes, dit saint Chrysostome, que, quand Dieu a établi le précepte de ne point tuer, il n'a pas ajouté que c'est à cause que l'homicide est un mal ; parce, dit ce Père, que la loi suppose qu'on a déjà appris cette vérité de la nature.
Aussi ce commandement a été imposé aux hommes dans tous les temps. L'Evangile a confirmé celui de la loi, et le Décalogue n'a fait que renouveler celui que les hommes avaient reçu de Dieu avant la loi, en la personne de Noé, dont tous les hommes devaient naître ; car dans ce renouvellement du monde, Dieu dit à ce patriarche : Je demanderai compte aux hommes [de la vie des hommes,] et au frère de la vie de son frère. Quiconque versera le sang humain, son sang sera répandu ; parce que l'homme est créé à l'image de Dieu.
Cette défense générale ôte aux hommes tout pouvoir sur la vie des hommes ; et Dieu se l'est tellement réservé à lui seul, que selon la vérité chrétienne, opposée en cela aux fausses maximes du paganisme, l'homme n'a pas même pouvoir sur sa propre vie. Mais parce qu'il a plu à sa providence de conserver les sociétés des hommes, et de punir les méchants qui les troublent, il a établi lui-même des lois pour ôter la vie aux criminels ; et ainsi ces meurtres, qui seraient des attentats punissables sans son ordre, deviennent des punitions louables par son ordre, hors duquel il n'y a rien que d'injuste. C'est ce que saint Augustin a représenté admirablement au I. l. de la Cité de Dieu, ch. 21 : Dieu, dit-il, a fait lui-même quelques exceptions à cette défense générale de tuer, soit par les lois qu'il a établies pour faire mourir les criminels, soit par les ordres particuliers qu'il a donnés quelquefois pour faire mourir quelques personnes. Et quand on tue en ces cas-là, ce n'est pas l'homme qui tue, mais Dieu, dont l'homme n'est que l'instrument, comme une épée entre les mains de celui qui s'en sert. Mais si on excepte ces cas, quiconque tue se rend coupable d'homicide.
Il est donc certain, mes Pères, que Dieu seul a le droit d'ôter la vie, et que néanmoins, ayant établi des lois pour faire mourir les criminels, il a rendu les Rois ou les Républiques dépositaires de ce pouvoir ; et c'est ce que saint Paul nous apprend, lorsque, parlant du droit que les souverains ont de faire mourir les hommes, il le fait descendre du ciel en disant que ce n'est pas en vain qu'ils portent l'épée, parce qu'ils sont ministres de Dieu pour exécuter ses vengeances contre les coupables.
Mais comme c'est Dieu qui leur a donné ce droit, il les oblige à l'exercer ainsi qu'il le ferait lui-même, c'est-à-dire avec justice, selon cette parole de saint Paul au même lieu : Les princes ne sont pas établis pour se rendre terribles aux bons, mais aux méchants. Qui veut n'avoir point sujet de redouter leur puissance n'a qu'à bien faire ; car ils sont ministres de Dieu pour le bien. Et cette restriction rabaisse si peu leur puissance qu'elle la relève au contraire beaucoup davantage ; parce que c'est la rendre semblable à celle de Dieu, qui est impuissant pour faire le mal, et tout-puissant pour faire le bien ; et que c'est la distinguer de celle des démons, qui sont impuissants pour le bien, et n'ont de puissance que pour le mal. Il y a seulement cette différence entre Dieu et les souverains, que Dieu étant la justice et la sagesse même, il peut faire mourir sur-le-champ qui il lui plaît, et en la manière qu'il lui plaît ; car, outre qu'il est le maître souverain de la vie des hommes, il est sans doute qu'il ne la leur ôte jamais ni sans cause, ni sans connaissance, puisqu'il est aussi incapable d'injustice que d'erreur. Mais les princes ne peuvent pas agir de la sorte, parce qu'ils sont tellement ministres de Dieu qu'ils sont hommes néanmoins, et non pas dieux. Les mauvaises impressions les pourraient surprendre, les faux soupçons les pourraient la aigrir, passion les pourrait emporter ; et c'est ce qui les a engagés eux-mêmes à descendre dans les moyens humains, et à établir dans leurs Etats des juges auxquels ils ont communiqué ce pouvoir, afin que cette autorité que Dieu leur a donnée ne soit employée que pour la fin pour laquelle ils l'ont reçue.
Concevez donc, mes Pères, que, pour être exempts d'homicide, il faut agir tout ensemble et par l'autorité de Dieu, et selon la justice de Dieu ; et que, si des deux conditions ne sont jointes, on pèche, soit en tuant avec son autorité, mais sans justice ; soit en tuant avec justice, mais sans son autorité. De la nécessité de cette union il arrive, selon saint Augustin, que celui qui, sans autorité tue un criminel, se rend criminel lui-même, par cette raison principale qu'il usurpe une autorité que Dieu ne lui a pas donnée ; et les juges au contraire, qui ont cette autorité, sont néanmoins homicides, s'ils font mourir un innocent contre les lois qu'ils doivent suivre.
Voilà, mes Pères, les principes du repos et de la sûreté publique qui ont été reçus dans tous les temps et dans tous les lieux, et sur lesquels tous les législateurs du monde, saints et profanes, ont établi leurs lois, sans que jamais les païens mêmes aient apporté d'exception à cette règle, sinon lorsqu'on ne peut autrement éviter la perte de là pudicité ou de la vie ; parce qu'ils ont pensé qu'alors, comme dit Cicéron, les lois mêmes semblent offrir leurs armes à ceux qui sont dans une telle nécessité.
Mais que, hors cette occasion, dont je ne parle point ici, il y ait jamais eu de loi qui ait permis aux particuliers de tuer, et qui l'ait souffert, comme vous faites, pour se garantir d'un affront, et pour éviter la perte de l'honneur ou du bien, quand on n'est point en même temps en péril de la vie ; c'est, mes Pères, ce que je soutiens que jamais les infidèles mêmes n'ont fait. Ils l'ont au contraire défendu expressément ; car la loi des 12 Tables de Rome portait : qu'il n'est pas permis de tuer un voleur de jour qui ne se défend point avec des armes. Ce qui avait déjà été défendu dans l'Exode, c. 22. Et la loi Furem, ad Legem Corneliam, qui est prise d'Ulpien, défend de tuer même les voleurs de nuit qui ne nous mettent pas en péril de mort. Voyez-le dans Cujas, In tit. dig. de Justit. et Jure, ad l. 3.
Dites-nous donc, mes Pères, par quelle autorité vous permettez ce que les lois divines et humaines défendent ; et par quel droit Lessius a pu dire, l. 2, c. 9, n. 66 et 72 : L'Exode défend de tuer les voleurs de jour, qui ne se défendent pas avec des armes, et on punit en justice ceux qui tueraient de cette sorte. Mais néanmoins on n'en serait pas coupable en conscience, lorsqu'on n'est pas certain de pouvoir recouvrer ce qu'on nous dérobe, et qu'on est en doute, comme dit Sotus ; parce qu'on n'est pas obligé de s'exposer au péril de perdre quelque chose pour sauver un voleur. Et tout cela est encore permis aux ecclésiastiques mêmes. Quelle étrange hardiesse ! La loi de Moïse punit ceux qui tuent les voleurs, lorsqu'ils n'attaquent pas notre vie, et la loi de l'Evangile, selon vous, les absoudra ? Quoi ! mes Pères, Jésus-Christ est-il venu pour détruire la loi, et non pas pour l'accomplir ? Les juges puniraient, dit Lessius, ceux qui tueraient en cette occasion ; . mais on n'en serait pas coupable en conscience. Est-ce donc que la morale de Jésus-Christ est plus cruelle et moins ennemie du meurtre que celle des païens, dont les juges ont pris ces lois civiles qui les condamnent ? Les Chrétiens font-ils plus d'état des biens de la terre, ou font-ils moins d'état de la vie des hommes que n'en ont fait les idolâtres et les infidèles ? Sur quoi vous fondez-vous, mes Pères ? Ce n'est sur aucune loi expresse ni de Dieu, ni des hommes, mais seulement sur ce raisonnement étrange : Les lois, dites-vous, permettent de se défendre contre les voleurs et de repousser la force par la force. Or la défense étant permise, le meurtre est aussi réputé permis, sans quoi la défense serait souvent impossible.
Cela est faux, mes Pères, que la défense étant permise, le meurtre soit aussi permis. C'est cette cruelle manière de se défendre qui est la source de toutes vos erreurs, et qui est appelée, par la Faculté de Louvain, UNE DEFENSE MEURTRIERE, defensio occisiva, dans leur censure de la doctrine de votre P. Lamy sur l'homicide. Je vous soutiens donc qu'il y a tant de différence, selon les lois, entre tuer et se défendre, que, dans les mêmes occasions où la défense est permise, le meurtre est défendu quand on n'est point en péril de mort. Ecoutez-le, mes Pères, dans Cujas, au même lieu : Il est permis de repousser celui qui vient pour s'emparer de notre possession, MAIS IL N'EST PAS PERMIS DE LE TUER. Et encore : Si quelqu'un vient pour nous frapper, et non pas pour nous tuer, il est bien permis de le repousser, MAIS IL N'EST PAS PERMIS DE LE TUER.
Qui vous a donc donné le pouvoir de dire, comme font Molina, Reginaldus, Filiutius, Escobar, Lessius et les autres : Il est permis de tuer celui qui vient pour nous frapper ? Et ailleurs : Il est permis de tuer celui qui veut nous faire un affront, selon l'avis de tous les casuistes, ex sententia omnium, comme dit Lessius, n. 74 ? Par quelle autorité, vous qui n'êtes que des particuliers, donnez-vous ce pouvoir de tuer aux particuliers et aux religieux mêmes ? Et comment osez-vous usurper ce droit de vie et de mort qui n'appartient essentiellement qu'à Dieu, et qui est la plus glorieuse marque de la puissance souveraine ? C'est sur cela qu'il fallait répondre ; et vous pensez y avoir satisfait en disant simplement dans votre 13. imposture, que la valeur pour laquelle Molina permet de tuer un voleur qui s'enfuit sans nous faire aucune violence n'est pas aussi petite que j'ai dit, et qu'il faut qu'elle soit plus grande que six ducats. Que cela est faible, mes Pères ! Où voulez-vous la déterminer ? A quinze ou seize ducats ? Je ne vous en ferai pas moins de reproches. Au moins vous ne sauriez dire qu'elle passe la valeur d'un cheval ; car Lessius, l. 2, c. 9, n. 74, décide nettement qu'il est permis de tuer un voleur qui s'enfuit avec notre cheval. Mais je vous dis de plus que, selon Molina, cette valeur est déterminée à six ducats, comme je l'ai rapporté : et si vous n'en voulez pas demeurer d'accord, prenons un arbitre que vous ne puissiez refuser. Je choisis donc pour cela votre Père Reginaldus, qui, expliquant ce même lieu de Molina, l. 21, n. 68, déclare que Molina y DETERMINE la valeur pour laquelle il n'est pas permis de tuer, à trois, ou quatre, ou cinq ducats. Et ainsi, mes Pères, je n'aurai pas seulement Molina, mais encore Reginaldus.
Il ne me sera pas moins facile de réfuter votre 14. imposture touchant la permission de tuer un voleur qui nous veut ôter un écu, selon Molina. Cela est si constant, qu'Escobar vous le témoignera, tr. I, ex. 7, n. 44, où il dit que Molina détermine régulièrement la valeur pour laquelle on peut tuer, à un écu. Aussi vous me reprochez seulement, dans la 14. imposture, que j'ai supprimé les dernières paroles de ce passage : Que l'on doit garder en cela la modération d'une juste défense. Que ne vous plaignez-vous donc aussi de ce qu'Escobar ne les a point exprimées ? Mais que vous êtes peu fins ! Vous croyez qu'on n'entend pas ce que c'est, selon vous, que se défendre. Ne savons-nous pas que c'est user d'une défense meurtrière ? Vous voudriez faire entendre que Molina a voulu dire par là que, quand on se trouve en péril de la vie en gardant son écu, alors on peut tuer, puisque c'est pour défendre sa vie. Si cela était vrai, mes Pères, pourquoi Molina dirait-il, au même lieu, qu'il est contraire en cela à Carrerus et Bald., qui permettent de tuer pour sauver sa vie ? Je vous déclare donc qu'il entend simplement que, si l'on peut sauver son écu sans tuer le voleur, on ne doit pas le tuer ; mais que, si l'on ne peut le sauver qu'en tuant, encore même qu'on ne coure nul risque de la vie, comme si le voleur n'a point d'armes, qu'il est permis d'en prendre et de le tuer pour sauver son écu ; et qu'en cela on ne sort point, selon lui, de la modération d'une juste défense. Et pour vous le montrer, laissez-le s'expliquer lui-même ; tom. 4, tr. 3, d. II, n. 5 : On ne laisse pas de demeurer dans la modération d'une juste défense, quoiqu'on prenne des armes contre ceux qui n'en ont point, ou qu'on en prenne de plus avantageuses qu'eux. Je sais qu'il y en a qui sont d'un sentiment contraire : mais je n'approuve point leur opinion, même dans le tribunal extérieur.
Aussi, mes Pères, il est constant que vos auteurs permettent de tuer pour la défense de son bien et de son honneur, sans qu'on soit en aucun péril de sa vie. Et c'est par ce même principe qu'ils autorisent les duels, comme je l'ai fait voir par tant de passages sur lesquels vous n'avez rien répondu. Vous n'attaquez dans vos écrits qu'un seul passage de votre P. Layman, qui le permet, lorsque autrement on serait en péril de perdre sa fortune ou son honneur : et vous dites que j'ai supprimé ce qu'il ajoute, que ce cas-là est fort rare. Je vous admire, mes Pères ; voilà de plaisantes impostures que vous me reprochez ! Il est bien question de savoir si ce cas-là est rare ! il s'agit de savoir si le duel y est permis. Ce sont deux questions séparées. Layman, en qualité de casuiste, doit juger si le duel y est permis, et il déclare que oui. Nous jugerons bien sans lui si ce cas-là est rare, et nous lui déclarerons qu'il est fort ordinaire. Et si vous aimez [mieux] en croire votre bon ami Diana, il vous dira qu'il est fort commun, part. 5, tract. 14, misc. 2, resol. 99. Mais qu'il soit rare ou non, et que Layman suive en cela Navarre, comme vous le faites tant valoir, n'est-ce pas une chose abominable qu'il consente à cette opinion : Que, pour conserver un faux honneur, il soit permis en conscience d'accepter un duel, contre les édits de tous les Etats chrétiens, et contre tous les Canons de l'Eglise, sans que vous ayez encore ici pour autoriser toutes ces maximes diaboliques, ni lois, ni Canons, ni autorités de l'Ecriture ou des Pères, ni exemple d'aucun saint, mais seulement ce raisonnement impie : L'honneur est plus cher que la vie ; or, il est permis de tuer pour défendre sa vie : donc il est permis de tuer pour défendre son honneur ? Quoi ! mes Pères, parce que le dérèglement des hommes leur a fait aimer ce faux honneur plus que la vie que Dieu leur a donnée pour le servir, il leur sera permis de tuer pour le conserver ? C'est cela même qui est un mal horrible, d'aimer cet honneur-là plus que la vie. Et cependant cette attache vicieuse, qui serait capable de souiller les actions les plus saintes, si on les rapportait à cette fin, sera capable de justifier les plus criminelles, parce qu'on les rapporte à cette fin !
Quel renversement, mes Pères ! et qui ne voit à quels excès il peut conduire ? Car enfin il est visible qu'il portera jusqu'à tuer pour les moindres choses, quand on mettra son honneur à les conserver ; je dis même jusqu'à tuer pour une pomme. Vous vous plaindriez de moi, mes Pères, et vous diriez que je tire de votre doctrine des conséquences malicieuses, si je n'étais appuyé sur l'autorité du grave Lessius, qui parle ainsi, n. 68 : Il n'est pas permis de tuer pour conserver une chose de petite valeur, comme pour un écu, ou POUR UNE POMME, AUT PRO POMO, si ce n'est qu'il nous fût honteux de la perdre. Car alors on peut la reprendre et même tuer, s'il est nécessaire, pour la ravoir, et si opus est, occidere ; parce que ce n'est pas tant défendre son bien que son honneur. Cela est net, mes Pères. Et pour finir votre doctrine par une maxime qui comprend toutes les autres, écoutez celle-ci de votre P. Héreau, qui l'avait prise de Lessius : Le droit de se défendre s'étend à tout ce qui est nécessaire pour nous garder de toute injure.
Que d'étranges suites sont enfermées dans ce principe inhumain ! et combien tout le monde est-il obligé de s'y opposer, et surtout les personnes publiques ! Ce n'est pas seulement l'intérêt général qui les y engage, mais encore le leur propre, puisque vos casuistes cités dans mes Lettres étendent leur permission de tuer jusques à eux. Et ainsi les factieux qui craindront la punition de leurs attentats, lesquels ne leur paraissent jamais injustes, se persuadant aisément qu'on les opprime par violence, croiront en même temps que le droit de se défendre s'étend à tout ce qui leur est nécessaire pour se garder de toute injure. Ils n'auront plus à vaincre les remords de la conscience, qui arrêtent la plupart des crimes dans leur naissance, et ils ne penseront plus qu'à surmonter les obstacles du dehors.
Je n'en parlerai point ici, mes Pères, non plus que des autres meurtres que vous avez permis, qui sont encore plus abominables et plus importants aux Etats que tous ceux-ci, dont Lessius traite si ouvertement dans les doutes 4. et 10. aussi bien que tant d'autres de vos auteurs. Il serait à désirer que ces horribles maximes ne fussent jamais sorties de l'enfer, et que le diable, qui en est le premier auteur, n'eût jamais trouvé des hommes assez dévoués à ses ordres pour les publier parmi les Chrétiens.
Il est aisé de juger par tout ce que j'ai dit jusqu'ici combien le relâchement de vos opinions est contraire à la sévérité des lois civiles, et même païennes. Que sera-ce donc si on les compare avec les lois ecclésiastiques, qui doivent être incomparablement plus saintes, puisqu'il n'y a que l'Eglise qui connaisse et qui possède la véritable sainteté ? Aussi cette chaste épouse du fils de Dieu qui, à l'imitation de son époux, sait bien répandre son sang pour les autres, mais non pas répandre pour elle celui des autres, a pour le meurtre une horreur toute particulière, et proportionnée aux lumières particulières que Dieu lui a communiquées. Elle considère les hommes non seulement comme hommes, mais comme images du Dieu qu'elle adore. Elle a pour chacun d'eux un saint respect qui les lui rend tous vénérables, comme rachetés d'un prix infini, pour être faits les temples du Dieu vivant. Et ainsi elle croit que la mort d'un homme que l'on tue sans l'ordre de son Dieu n'est pas seulement un homicide, mais un sacrilège qui la prive d'un de ses membres ; puisque, soit qu'il soit fidèle, soit qu'il ne le soit pas, elle le considère toujours, ou comme étant l'un de ses enfants, ou comme étant capable de l'être.
Ce sont, mes Pères, ces raisons toutes saintes qui, depuis que Dieu s'est fait homme pour le salut des hommes, ont rendu leur condition si considérable à l'Eglise, qu'elle a toujours puni l'homicide qui les détruit comme un des plus grands attentats qu'on puisse commettre contre Dieu. Je vous en rapporterai quelques exemples non pas dans la pensée que toutes ces sévérités doivent être gardées, je sais que l'Eglise peut disposer diversement de cette discipline extérieure, mais pour faire entendre quel est son esprit immuable sur ce sujet. Car les pénitences qu'elle ordonne pour le meurtre peuvent être différentes selon la diversité des temps ; mais l'horreur qu'elle a pour le meurtre ne peut jamais changer par le changement des temps.
L'Eglise a été longtemps à ne réconcilier qu'à la mort ceux qui étaient coupables d'un homicide volontaire, tels que sont ceux que vous permettez. Le célèbre Concile d'Ancyre les soumet à la pénitence durant toute leur vie ; et l'Eglise a cru depuis être assez indulgente envers eux en réduisant ce temps à un très grand nombre d'années. Mais, pour détourner encore davantage les Chrétiens des homicides volontaires, elle a puni très sévèrement ceux mêmes qui étaient arrivés par imprudence, comme on peut voir dans saint Basile, dans saint Grégoire de Nysse, dans les décrets du pape Zacharie et d'Alexandre II. Les canons rapportés par Isaac, évêque de Langres, t. 2, ch. 13, ordonnent sept ans de pénitence pour avoir tué en se défendant. Et on voit que saint Hildebert, évêque du Mans, répondit à Yves de Chartres : Qu'il a eu raison d'interdire un prêtre pour toute sa vie, qui, pour se défendre, avait tué un voleur d'un coup de pierre.
N'ayez donc plus la hardiesse de dire que vos décisions sont conformes à l'esprit et aux Canons de l'Eglise. On vous défie d'en montrer aucun qui permette de tuer pour défendre son bien seulement : car je ne parle pas des occasions où l'on aurait à défendre aussi sa vie, se suaque liberando : vos propres auteurs confessent qu'il n'y en a point comme, entre autres, votre Père Lamy, tom. 5, disp. 36, num. 136 : Il n'y a, dit-il, aucun droit divin ni humain qui permette expressément de tuer un voleur qui ne se défend pas. Et c'est néanmoins ce que vous permettez expressément. On vous défie d'en montrer aucun qui permette de tuer pour l'honneur, pour un soufflet, pour une injure et une médisance. On vous défie d'en montrer aucun qui permette de tuer les témoins, les juges et les magistrats, quelque injustice qu'on en appréhende. L'esprit de l'Eglise est entièrement éloigné de ces maximes séditieuses qui ouvrent la porte aux soulèvements auxquels les peuples sont si naturellement portés. Elle a toujours enseigné à ses enfants qu'on ne doit point rendre le mal pour le mal ; qu'il faut céder à la colère ; ne point résister à la violence ; rendre à chacun ce qu'on lui doit, honneur, tribut, soumission, obéir aux magistrats et aux supérieurs, même injustes ; parce qu'on doit toujours respecter en eux la puissance de Dieu qui les a établis sur nous. Elle leur défend encore plus fortement que les lois civiles de se faire justice à eux-mêmes ; et c'est par son esprit que les Rois chrétiens ne se la font pas dans les crimes mêmes de lèse-majesté au premier chef, et qu'ils remettent les criminels entre les mains des juges pour les faire punir selon les lois et dans les formes de la justice, qui sont si contraires à votre conduite, que l'opposition qui s'y trouve vous fera rougir. Car, puisque ce discours m'y porte, je vous prie de suivre cette comparaison entre la manière dont on peut tuer ses ennemis, selon vous, et celle dont les juges font mourir les criminels.
Tout le monde sait, mes Pères, qu'il n'est jamais permis aux particuliers de demander la mort de personne ; et que, quand un homme nous aurait ruinés, estropiés, brûlé nos maisons, tué notre père, et qu'il se disposerait encore à nous assassiner et à nous perdre d'honneur, on n'écouterait point en justice la demande que nous ferions de sa mort ; de sorte qu'il a fallu établir des personnes publiques qui la demandent de la part du Roi, ou plutôt de la part de Dieu. A votre avis, mes Pères, est-ce par grimace et par feinte que les juges chrétiens ont établi ce règlement ? Et ne l'ont-ils pas fait pour proportionner les lois civiles à celles de l'Evangile, de peur que la pratique extérieure de la justice ne fût contraire aux sentiments intérieurs que des Chrétiens doivent avoir ? On voit assez combien ce commencement des voies de la justice vous confond ; mais le reste vous accablera.
Supposez donc, mes Pères, que ces personnes publiques demandent la mort de celui qui a commis tous ces crimes, que fera-t-on là-dessus ? Lui portera-t-on incontinent le poignard dans le sein ? Non, mes Pères ; la vie des hommes est trop importante, on y agit avec plus de respect : les lois ne l'ont pas soumise à toutes sortes de personnes, mais seulement aux juges dont on a examiné la probité et la suffisance. Et croyez-vous qu'un seul suffise pour condamner un homme à mort ? Il en faut sept pour le moins, mes Pères. Il faut que de ces sept il n'y en ait aucun qui ait été offensé par le criminel, de peur que la passion n'altère ou ne corrompe son jugement. Et vous savez, mes Pères, qu'afin que leur esprit soit aussi plus pur, on observe encore de donner les heures du matin à ces fonctions ; tant on apporte de soin pour les préparer à une action si grande, où ils tiennent la place de Dieu, dont ils sont les ministres, pour ne condamner que ceux qu'il condamne lui-même.
C'est pourquoi, afin d'y agir comme fidèles dispensateurs de cette puissance divine, d'ôter la vie aux hommes, ils n'ont la liberté de juger que selon les dépositions des témoins, et selon toutes les autres formes qui leur sont prescrites ; ensuite desquelles ils ne peuvent en conscience prononcer que selon les lois, ni juger dignes de mort que ceux que les lois y condamnent. Et alors, mes Pères, si l'ordre de Dieu les oblige d'abandonner au supplice le corps de ces misérables, le même ordre de Dieu les oblige de prendre soin de leurs âmes criminelles ; et c'est même parce qu'elles sont criminelles qu'ils sont plus obligés à en prendre soin ; de sorte qu'on ne les envoie à la mort qu'après leur avoir donné moyen de pourvoir à leur conscience. Tout cela est bien pur et bien innocent ; et néanmoins l'Eglise abhorre tellement le sang, qu'elle juge encore incapables du ministère de ses autels ceux qui auraient assisté à un arrêt de mort, quoique accompagné de toutes ces circonstances si religieuses : par où il est aisé de concevoir quelle idée l'Eglise a de l'homicide.
Voilà, mes Pères, de quelle sorte, dans l'ordre de la justice, on dispose de la vie des hommes. Voyons maintenant comment vous en disposez. Dans vos nouvelles lois, il n'y a qu'un juge, et ce juge est celui-là même qui est offensé. Il est tout ensemble le juge, la partie et le bourreau. Il se demande à lui-même la mort de son ennemi, il l'ordonne, il l'exécute sur-le-champ ; et sans respect ni du corps, ni de l'âme de son frère, il tue et damne celui pour qui Jésus-Christ est mort ; et tout cela pour éviter un soufflet ou une médisance, ou une parole outrageuse, ou d'autres offenses semblables pour lesquelles un juge, qui a l'autorité légitime, serait criminel d'avoir condamné à la mort ceux qui les auraient commises, parce que les lois sont très éloignées de les y condamner. Et enfin, pour comble de ces excès, on ne contracte ni pêché, ni irrégularité, en tuant de cette sorte sans autorité et contre les lois, quoiqu'on soit religieux et même prêtre. Où en sommes-nous, mes Pères ? Sont-ce des religieux et des prêtres qui parlent de cette sorte ? sont-ce des Chrétiens ? sont-ce des Turcs ? sont-ce des hommes ? sont-ce des démons ? et sont-ce là des mystères révélés par l'Agneau à ceux de sa Société, ou des abominations suggérées par le Dragon à ceux qui suivent son parti ?
Car enfin, mes Pères, pour qui voulez-vous qu'on vous prenne : pour des enfants de l'Evangile, ou pour des ennemis de l'Evangile ? On ne peut être que d'un parti ou de l'autre, il n'y a point de milieu. Qui n'est point avec Jésus-Christ est contre lui. Ces deux genres d'hommes partagent tous les hommes. Il y a deux peuples et deux mondes répandus sur toute la terre, selon saint Augustin : le monde des enfants de Dieu, qui forme un corps dont Jésus-Christ est le Chef et le Roi ; et le monde ennemi de Dieu, dont le diable est le Chef et le Roi. Et c'est pourquoi Jésus-Christ est appelé le Roi et le Dieu du monde, parce qu'il a partout des sujets et des adorateurs, et que le diable est aussi appelé dans l'Ecriture le Prince du monde et le Dieu de ce siècle, parce qu'il a partout des suppôts et des esclaves. Jésus-Christ a mis dans l'Eglise, qui est son empire, les lois qu'il lui a plu, selon sa sagesse éternelle ; et le diable a mis dans le monde, qui est son royaume, les lois qu'il a voulu y établir. Jésus-Christ a mis l'honneur à souffrir ; le diable à ne point souffrir. Jésus-Christ a dit à ceux qui reçoivent un soufflet, de tendre l'autre joue ; et le diable a dit à ceux à qui on veut donner un soufflet, de tuer ceux qui leur voudront faire cette injure. Jésus-Christ déclare heureux ceux qui participent à son ignominie, et le diable déclare malheureux ceux qui sont dans l'ignominie. Jésus-Christ dit : Malheur à vous, quand les hommes diront du bien de vous ! et le diable dit : Malheur à ceux dont le monde ne parle pas avec estime !
Voyez donc maintenant, mes Pères, duquel de ces deux royaumes vous êtes. Vous avez ouï le langage de la ville de paix, qui s'appelle la Jérusalem mystique, et vous avez ouï le langage de la ville de trouble, que l'Ecriture appelle la spirituelle Sodome : lequel de ces deux langages entendez-vous ? lequel parlez-vous ? Ceux qui sont à Jésus-Christ ont les mêmes sentiments que Jésus-Christ, selon saint Paul ; et ceux qui sont enfants du diable, ex patre diabolo, qui a été homicide dès le commencement du monde, suivent les maximes du diable, selon la parole de Jésus-Christ. Ecoutons donc le langage de votre Ecole, et demandons à vos auteurs : Quand on nous donne un soufflet, doit-on l'endurer plutôt que de tuer celui qui le veut donner ? ou bien est-il permis de tuer pour éviter cet affront ? Il est permis, disent Lessius, Molina, Escobar, Reginaldus, Filiutius, Baldellus, et autres Jésuites, de tuer celui qui nous veut donner un soufflet. Est-ce là le langage de Jésus-Christ ? Répondez-nous encore. Serait-on sans honneur en souffrant un soufflet, sans tuer celui qui l'a donné ? N'est-il pas véritable, dit Escobar, que, tandis qu'un homme laisse vivre celui qui lui a donné un soufflet, il demeure sans honneur ? Oui, mes Pères, sans cet honneur que le diable a transmis de son esprit superbe en celui de ses superbes enfants. C'est cet honneur qui a toujours été l'idole des hommes possédés par l'esprit du monde. C'est pour se conserver cette gloire, dont le démon est le véritable distributeur, qu'ils lui sacrifient leur vie par la fureur des duels à laquelle ils s'abandonnent, leur honneur par l'ignominie des supplices auxquels ils s'exposent, et leur salut par le péril de la damnation auquel ils s'engagent, et qui les fait priver de la sépulture même par les Canons ecclésiastiques. Mais on doit louer Dieu de ce qu'il a éclairé l'esprit du Roi par des lumières plus pures que celles de votre théologie. Ses édits si sévères sur ce sujet n'ont pas fait que le duel fût un crime ; ils n'ont fait que punir le crime qui est inséparable du duel. Il a arrêté, par la crainte de la rigueur de sa justice, ceux qui n'étaient pas arrêtés par la crainte de la justice de Dieu ; et sa piété lui a fait connaître que l'honneur des Chrétiens consiste dans l'observation des ordres de Dieu et des règles du Christianisme, et non pas dans ce fantôme d'honneur que vous prétendez, tout vain qu'il soit, être une excuse légitime pour les meurtres. Ainsi vos décisions meurtrières sont maintenant en aversion à tout le monde, et vous seriez mieux conseillés de changer de sentiments, si ce n'est par principe de religion, au moins par maxime de politique. Prévenez, mes Pères, par une condamnation volontaire de ces opinions inhumaines, les mauvais effets qui en pourraient naître, et dont vous seriez responsables. Et pour recevoir plus d'horreur de l'homicide, souvenez-vous que le premier crime des hommes corrompus a été un homicide en la personne du premier juste ; que leur plus grand crime a été un homicide en la personne du chef de tous les justes ; et que l'homicide est le seul crime qui détruit tout ensemble l'Etat, l'Eglise, la nature et la piété.
Je viens de voir la réponse de votre Apologiste à ma treizième Lettre. Mais s'il ne répond pas mieux à celle-ci, qui satisfait à la plupart de ses difficultés, il ne méritera pas de réplique. Je le plains de le voir sortir à toute heure hors du sujet pour s'étendre en des calomnies et des injures contre les vivants et contre les morts. Mais, pour donner créance aux mémoires que vous lui fournissez, vous ne deviez pas lui faire désavouer publiquement une chose aussi publique qu'est le soufflet de Compiègne. Il est constant, mes Pères, par l'aveu de l'offensé, qu'il a reçu sur sa joue un coup de la main d'un Jésuite ; et tout ce qu'ont pu faire vos amis a été de mettre en doute s'il l'a reçu de l'avant-main ou de l'arrière-main, et d'agiter la question si un coup du revers de la main sur la joue doit être appelé soufflet ou non. Je ne sais à qui il appartient d'en décider, mais je crois cependant que c'est au moins un soufflet probable. Cela me met en sûreté de conscience.
Quinzième lettre aux révérends pères jésuites
Du 25 novembre 1656.
Mes Révérends Pères,
Puisque vos impostures croissent tous les jours, et que vous vous en servez pour outrager si cruellement toutes les personnes de piété qui sont contraires à vos erreurs, je me sens obligé, ont leur intérêt et pour celui de l'Eglise, de découvrir un mystère de votre conduite, que j'ai promis il y a longtemps, afin qu'on puisse reconnaître par vos propres maximes quelle foi l'on doit ajouter à vos accusations et à vos injures.
Je sais que ceux qui ne vous connaissent pas assez ont peine à se déterminer sur ce sujet, parce qu'ils se trouvent dans la nécessité, ou de croire les crimes incroyables dont vous accusez vos ennemis, ou de vous tenir pour des imposteurs, ce qui leur paraît aussi incroyable. Quoi ! disent-ils, si ces choses-là n'étaient, des religieux les publieraient-ils, et voudraient-ils renoncer à leur conscience, et se damner par ces calomnies ? Voilà la manière dont ils raisonnent ; et ainsi, les preuves visibles par lesquelles on ruine vos faussetés rencontrant l'opinion qu'ils ont de votre sincérité, leur esprit demeure en suspens entre l'évidence de la vérité, qu'ils ne peuvent démentir, et le devoir de la charité qu'ils appréhendent de blesser. De sorte que, comme la seule chose qui les empêche de rejeter vos médisances est l'estime qu'ils ont de vous, si on leur fait entendre que vous n'avez pas de la calomnie l'idée qu'ils s'imaginent que vous en avez, et que vous croyez pouvoir faire votre salut en calomniant vos ennemis, il est sans doute que le poids de la vérité les déterminera incontinent à ne plus croire vos impostures. Ce sera donc, mes Pères, le sujet de cette lettre.
Je ne ferai pas voir seulement que vos écrits sont remplis de calomnies, je veux passer plus avant. On peut bien dire des choses fausses en les croyant véritables, mais la qualité de menteur enferme l'intention de mentir, je ferai donc voir, mes Pères, que votre intention est de mentir et de calomnier ; et que c'est avec connaissance et avec dessein que vous imposez à vos ennemis des crimes dont vous savez qu'ils sont innocents, parce que vous croyez le pouvoir faire sans déchoir de l'état de grâce. Et, quoique vous sachiez aussi bien que moi ce point de votre morale, je ne laisserai pas de vous le dire, mes Pères, afin que personne n'en puisse douter, en voyant que je m'adresse à vous pour vous le soutenir à vous-mêmes, sans que vous puissiez avoir l'assurance de le nier, qu'en confirmant par ce désaveu même le reproche que je vous en fais. Car c'est une doctrine si commune dans vos écoles que vous l'avez soutenue non seulement dans vos livres, mais encore dans vos thèses publiques, ce qui est la dernière hardiesse ; comme entre autres dans vos thèses de Louvain de l'année 1645, en ces termes : Ce n'est qu'un péché véniel de calomnier et d'imposer de faux crimes pour ruiner de créance ceux qui parlent mai de nous. Quidni nonnis si veniale sit, detrahentis autoritatem magnam, tibi noxiam, faiso crimine elidere ? Et cette doctrine est si constante parmi vous, que quiconque ose l'attaquer, vous le traitez d'ignorant et de téméraire.
C'est ce qu'a éprouvé depuis peu le P. Quiroga, Capucin allemand lorsqu'il voulut s'y opposer. Car votre Père Dicastillus l'entreprit incontinent, et il parle de cette dispute en ces termes, De Just., l. 2, tr. 2, disp. 12, n. 404 : Un certain religieux grave, pied nu et encapuchonné, cucullatus gymnopoda, que je ne nomme point, eut la témérité de décrier cette opinion parmi des femmes et des ignorants, et de dire qu'elle était pernicieuse et scandaleuse contre les bonnes moeurs, contre la paix des Etats et des sociétés, et enfin contraire non seulement à tous les docteurs catholiques, mais à tous ceux qui peuvent être catholiques. Mais je lui ai soutenu, comme je soutiens encore, que la calomnie, lorsqu'on en use contre un calomniateur, quoiqu'elle soit un mensonge, n'est point néanmoins un péché mortel, ni contre la justice, ni contre la charité ; et, pour le prouver, je lui fourni en foule nos Pères et les Universités entières qui en sont composées, que j'ai, tous consultés, et entre autres le R. Père Jean Gans, confesseur de l'Empereur ; le R. P. Daniel Bastèle, confesseur de l'Archiduc Léopold ; le P. Henri, qui a été précepteur de ces deux Princes ; tous les professeurs publics et ordinaires de l'Université de Vienne (toute composée de Jésuites) ; tous les Professeurs de l'Université de Gratz (toute de Jésuites) ; tous les professeurs de l'Université de Prague (dont les Jésuites sont les maîtres) : de tous lesquels j'ai en main les approbations de mon opinion, écrites et signées de leur main ; outre que j'ai encore pour moi le P. de Pennalossa, Jésuite, Prédicateur de l'Empereur et du Roi d'Espagne, le P. Pilliceroli, Jésuite, et bien d'autres qui avaient tous jugé cette opinion probable avant notre dispute. Vous voyez bien, mes Pères, qu'il y a peu d'opinions que vous ayez pris si à tâche d'établir, comme il y en avait peu dont vous eussiez tant de besoin. Et c'est pourquoi vous l'avez tellement autorisée que les casuistes s'en servent comme d'un principe indubitable. Il est constant, dit Caramuel, n. 1151, que c'est une opinion probable qu'il n'y a point de péché mortel à calomnier faussement pour conserver son honneur. Car elle est soutenue par plus de vingt docteurs graves, par Gaspard Hurtado et Dicastillus, Jésuites, etc., de sorte que, si cette doctrine n'était probable, à peine y en aurait-il aucune qui le fût en toute la théologie.
O théologie abominable et si corrompue en tous ses chefs que si, selon ses maximes, il n'était probable et sûr en conscience qu'on peut calomnier sans crime pour conserver son honneur, à peine y aurait-il aucune de ses décisions qui fût sûre ? Qu'il est vraisemblable, mes Pères, que ceux qui tiennent ce principe le mettent quelquefois en pratique ! L'inclination corrompue des hommes s'y porte d'elle-même avec tant d'impétuosité qu'il est incroyable qu'en levant l'obstacle de la conscience, elle ne se répande avec toute sa véhémence naturelle. En voulez-vous un exemple ? Caramuel vous le donnera au même lieu : Cette maxime, dit-il, du P. Dicastillus, Jésuite, touchant la calomnie, ayant été enseignée par une Comtesse d'Allemagne aux filles de l'Impératrice, la créance qu'elles eurent de ne pécher au plus que véniellement par des calomnies en fit tant naître en peu de jours, et tant de médisances, et tant de faux rapports, que cela mit toute la Cour en combustion et en alarme. Car il est aisé de s'imaginer l'usage qu'elles en surent faire : de sorte que, pour apaiser ce tumulte, on fut obligé d'appeler un bon P. Capucin d'une vie exemplaire, nommé le P. Quiroga (et ce fut sur quoi le P. Dicastillus le querella tant), qui vint leur déclarer que cette maxime était très pernicieuse, principalement parmi des femmes ; et il eut un soin particulier de faire que l'Impératrice en abolît tout à fait l'usage. On ne doit pas être surpris des mauvais effets que causa cette doctrine. Il faudrait admirer au contraire qu'elle ne produisît pas cette licence. L'amour-propre nous persuade toujours assez que c'est avec injustice qu'on nous attaque ; et à vous principalement, mes Pères, que la vanité aveugle de telle sorte que vous voulez faire croire en tous vos écrits que c'est blesser l'honneur de l'Eglise que de blesser celui de votre Société. Et ainsi, mes Pètes, il y aurait lieu de trouver étrange que vous ne missiez cette maxime en pratique. Car il ne faut plus dire de vous comme font ceux qui ne vous connaissent pas : Comment ces bons Pères voudraient-ils calomnier leurs ennemis, puisqu'ils ne le pourraient faire que par la perte de leur salut ? Mais il faut dire au contraire : comment ces bons Pères voudraient-ils perdre l'avantage de décrier leurs ennemis, puisqu'ils le peuvent faire sans hasarder leur salut ? Qu'on ne s'étonne donc plus de voir les Jésuites calomniateurs : ils le sont en sûreté de conscience, et rien ne les en peut empêcher ; puisque, par le crédit qu'ils ont dans le monde, ils peuvent calomnier sans craindre la justice des hommes, et que, par celui qu'ils se sont donné sur les cas de conscience, ils ont établi des maximes pour le pouvoir faire sans craindre la justice de Dieu.
Voilà, mes Pères, la source d'où naissent tant de noires impostures. Voilà ce qui en a fait répandre à votre P. Brisacier, jusqu'à s'attirer la censure de feu M. l'Archevêque de Paris. Voilà ce qui a porté votre P. d'Anjou à décrier en pleine chaire, dans l'église de Saint-Benoît, à Paris, le 8 mars 1655, les personnes de qualité qui recevaient les aumônes peut les pauvres de Picardie et de Champagne, auxquelles ils contribuaient tant eux-mêmes ; et de dire, par un mensonge horrible et capable de faire tarir ces charités, si on eût eu quelque créance en vos impostures : Qu'il savait de science certaine que ces personnes avaient détourné cet argent pour l'employer contre l'Eglise et contre I'Etat : ce qui obligea le curé de cette paroisse, qui est un docteur de Sorbonne, de monter le lendemain en chaire pour démentir ces calomnies. C'est par ce même principe que votre P. Crasset a tant prêché d'impostures dans Orléans, qu'il a fallu que M. l'évêque d'Orléans l'ait interdit comme un imposteur public, par son mandement du 9 septembre dernier, où il déclare qu'il défend à Frère Jean Crasset, prêtre de la Compagnie de Jésus, de prêcher dans son diocèse ; et à tout son peuple de l'ouïr, sous peine de se rendre coupable d'une désobéissance mortelle, sur ce qu'il a appris que ledit Crasset avait fait un discours en chaire rempli de faussetés et de calomnies contre les ecclésiastiques de cette ville, leur imposant faussement et malicieusement qu'ils soutenaient ces Propositions hérétiques et impies : Que les commandements de Dieu sont impossibles ; que jamais on ne résiste à la grâce intérieure ; et que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous les hommes, et autres semblables, condamnées par Innocent X. Car c'est là, mes Pères, votre imposture ordinaire, et la première que vous reprochez à tous ceux qu'il vous est important de décrier. Et, quoiqu'il vous soit aussi impossible de le prouver de qui que ce soit, qu'à votre P. Crasset de ces ecclésiastiques d'Orléans, votre conscience néanmoins demeure en repos : parce que vous croyez que cette manière de calomnier ceux qui vous attaquent est si certainement permise, que vous ne craignez point de le déclarer publiquement et à la vue de toute une ville.
En voici un insigne témoignage dans le démêlé que vous eûtes avec M. Puys, curé de S. Nisier, à Lyon ; et comme cette histoire marque parfaitement votre esprit, j'en rapporterai les principales circonstances. Vous savez, mes Pères, qu'en 1649, M. Puys traduisit en français un excellent livre d'un autre P. Capucin, touchant le devoir des Chrétiens à leur paroisse contre ceux qui les en détournent, sans user d'aucune invective, et sans désigner aucun religieux, ni aucun ordre en particulier. Vos Pères néanmoins prirent cela pour eux ; et, sans avoir aucun respect pour un ancien pasteur, juge en la Primatie de France, et honoré de toute la ville, votre P. Alby fit un livre sanglant contre lui, que vous vendîtes vous-mêmes dans votre propre église, le jour de l'Assomption ; où il l'accusait de plusieurs choses, et entre autres de s'être rendu scandaleux par ses galanteries, et d'être suspect d'impiété, d'être hérétique, excommunié, et enfin digne du feu. A cela M. Puys répondit et le P. Alby soutint, par un second livre, ses premières accusations. N'est-il donc pas vrai, mes Pères, ou que vous étiez des calomniateurs, ou que vous croyiez tout cela de ce bon prêtre ; et qu'ainsi il fallait que vous le vissiez hors de ses erreurs pour le juger digne de votre amitié ? Ecoutez donc ce qui se passa dans l'accommodement qui fut fait en présence d'un grand nombre des premières personnes de la ville, dont les noms sont au bas de cette page, comme ils sont marqués dans l'acte qui en fut dressé le 25 sept. 1650.
Ce fut en présence de tout ce monde que M. Puys ne fit autre chose que déclarer que ce qu'il avait écrit ne s'adressait point aux Pères Jésuites ; qu'il avait parlé en général contre ceux qui éloignent les fidèles des paroisses, sans avoir pensée d'attaquer en cela la Société, et qu'au contraire il l'honorait avec amour. Par ces seules paroles, il revint de son apostasie, de ses scandales et de son excommunication, sans rétractation et sans absolution ; et le P. Alby lui dit ensuite ces propres paroles : Monsieur, la créance que j'ai eue que vous attaquiez ! la Compagnie, dont j'ai l'honneur d'être, N'a fait prendre la plume pour y répondre ; et j'ai cru que la manière dont j'ai usé M'ETAIT PERMISE. Mais, connaissant mieux votre intention, je viens vous déclarer QU'IL N'Y A PLUS RIEN qui me puisse empêcher de vous tenir pour un homme d'esprit très éclairé, de doctrine profonde et ORTHODOXE, de moeurs IRREPREHENSIBLES, et en un mot pour digne pasteur de votre église. C'est une déclaration que je fais avec joie, et je prie ces Messieurs de s'en souvenir.
Ils s'en sont souvenus, mes Pères ; et on fut plus scandalisé de la réconciliation que de la querelle. Car qui n'admirerait ce discours du P. Alby ? Il ne dit pas qu'il vient se rétracter, parce qu'il a appris le changement des moeurs et de la doctrine de M. Puys ; mais seulement parce que, connaissant que son intention n'a pas été d'attaquer voire Compagnie, il n'y a plus rien qui l'empêche de le tenir pour catholique. Il ne croyait donc pas qu'il fût hérétique en effet ? Et néanmoins, après l'en avoir accusé contre sa connaissance, il ne déclare pas qu'il a failli, mais il ose dire, au contraire, qu'il croit que la manière dont il en a usé lui était permise.
A quoi songez-vous, mes Pères, de témoigner ainsi publiquement que vous ne mesurez la foi et la vertu des hommes que par les sentiments qu'ils ont pour votre Société ? Comment n'avez-vous point appréhendé de vous faire passer vous-mêmes, et par votre propre aveu, pour des imposteurs et des calomniateurs ? Quoi ! mes Pères, un même homme, sans qu'il se passe aucun changement en lui, selon que vous croyez qu'il honore ou qu'il attaque votre Compagnie, sera pieux ou impie, irrépréhensible ou excommunié, digne pasteur de l'Eglise, ou digne d'être mis au feu, et enfin catholique ou hérétique ? C'est donc une même chose dans votre langage d'attaquer votre Société et d'être hérétique ? Voilà une plaisante hérésie, mes Pères ! Et ainsi, quand on voit dans vos écrits que tant de personnes catholiques y sont appelées hérétiques, cela ne veut dire autre chose, sinon que vous croyez qu'ils vous attaquent. Il est bon, mes Pères, qu'on entende cet étrange langage, selon lequel il est sans doute que je suis un grand hérétique. Aussi c'est en ce sens que vous me donnez si souvent ce nom. Vous ne me retranchez de l'Eglise que parce que vous croyez que mes lettres vous font tort ; et ainsi il ne me reste, pour devenir catholique, ou que d'approuver les excès de votre morale, ce que je ne pourrais faire sans renoncer à tout sentiment de piété, ou de vous persuader que je ne recherche en cela que votre véritable bien ; et il faudrait que vous fussiez bien revenus de vos égarements pour le reconnaître. De sorte que je me trouve étrangement engagé dans l'hérésie, puisque la pureté de ma foi étant inutile pour me retirer de cette sorte d'erreur, je n'en puis sortir, ou qu'en trahissant ma conscience, ou qu'en réformant la vôtre. Jusque-là je serai toujours un méchant ou un imposteur, et quelque fidèle que j'aie été à rapporter vos passages, vous irez crier partout : qu'il faut être organe du démon pour vous imputer des choses dont il n'y a marque ni vestige dans vos livres ; et vous ne ferez rien en cela que de conforme à votre maxime et à votre pratique ordinaire, tant le privilège que vous avez de mentir a d'étendue. Souffrez que je vous en donne un exemple que je choisis à dessein, parce que je répondrai en même temps à la neuvième de vos impostures ; aussi bien elles ne méritent d'être réfutées qu'en passant.
Il y a dix ou douze ans qu'on vous reprocha cette maxime du P. Bauny : Qu'il est permis de rechercher directement, primo et per se, une occasion prochaine de pécher pour le bien spirituel ou temporel de nous ou de notre prochain, tr. 4. q. 14, dont il apporte pour exemple : Qu'il est permis à chacun d'aller en des lieux publics pour convertir des femmes perdues, encore qu'il soit vraisemblable qu'on y péchera, pour avoir déjà expérimenté souvent qu'on est accoutumé de se laisser aller au péché par les caresses de ces femmes. Que répondit à cela votre P. Caussin en 1644, dans son Apologie pour la Compagnie de Jésus, p. 128 ? Qu'on voie l'endroit du P. Bauny, qu'on lise la page, les marges, les avant-propos, les suites, tout le reste, et même tout le livre, on n'y trouvera pas un seul vestige de cette sentence, qui ne pourrait tomber que dans l'âme d'un homme extrêmement perdu de conscience, et qui semble ne pouvoir être supposée que par l'organe du démon. Et votre P. Pinthereau, en même style, I. part., p. 24 : Il faut être bien perdu de conscience pour enseigner une si détestable doctrine ; mais il faut être pire qu'un démon pour l'attribuer au P. Bauny. Lecteur, il n'y en a ni marque ni vestige dans tout son livre. Qui ne croirait que des gens qui parlent de ce ton-là eussent sujet de se plaindre, et qu'on aurait en effet imposé au P. Bauny ? Avez-vous rien assuré contre moi en de plus forts termes ? Et comment oserait-on s'imaginer qu'un passage fût en mots propres au lieu même où l'on le cite, quand on dit qu'il n'y en a ni marque ni vestige dans tout le livre ?
En vérité, mes Pères, voilà le moyen de vous faire croire jusqu'à ce qu'on vous réponde ; mais c'est aussi le moyen de faire qu'on ne vous croie jamais plus, après qu'on vous aura répondu. Car il est si vrai que vous mentiez alors, que vous ne faites aujourd'hui aucune difficulté de reconnaître dans vos Réponses que cette maxime est dans le P. Bauny, au lieu même où on l'avait citée ; et, ce qui est admirable, c'est qu'au lieu qu'elle était détestable il y a douze ans, elle est maintenant si innocente que, dans votre Neuvième Impost., p. 10, vous m'accusez d'ignorance et de malice, de quereller le P. Bauny sur une opinion qui n'est point rejetée dans l'Ecole. Qu'il est avantageux, mes Pères, d'avoir affaire à ces gens qui disent le pour et le contre ! Je n'ai besoin que de vous-mêmes pour vous confondre. Car je n'ai à montrer que deux choses : l'une, que cette maxime ne vaut rien ; l'autre, qu'elle est du P. Bauny. Et je prouverai l'un et l'autre par votre propre confession. En 1644, vous avez reconnu qu'elle est détestable, et en 1656 vous avouez qu'elle est du P. Bauny. Cette double reconnaissance me justifie assez, mes Pères ; mais elle fait plus, elle découvre l'esprit de votre politique. Car dites-moi, je vous prie, quel est le but que vous vous proposez dans vos écrits ? Est-ce de parler avec sincérité ? Non, mes Pères, puisque vos réponses s'entre-détruisent. Est-ce de suivre la vérité de la foi ? Aussi peu, puisque vous autorisez une maxime qui est détestable selon vous-mêmes. Mais considérons que, quand vous avez dit que cette maxime est détestable, vous avez nié en même temps qu'elle fût du P. Bauny ; et ainsi il était innocent ; et, quand vous avouez qu'elle est de lui, vous soutenez en même temps qu'elle est bonne, et ainsi il est innocent encore. De sorte que, l'innocence de ce Père étant la seule chose commune à vos deux réponses, il est visible que c'est aussi la seule chose que vous y recherchez, et que vous n'avez pour objet que la défense de vos Pères, en disant d'une même maxime qu'elle est dans vos livres et qu'elle n'y est pas ; qu'elle est bonne et qu'elle est mauvaise, non pas selon la vérité, qui ne change jamais, mais selon votre intérêt, qui change à toute heure. Que ne pourrais-je vous dire là-dessus, car vous voyez bien que cela est convaincant ? Cependant rien ne vous est plus ordinaire ; et, pour en omettre une infinité d'exemples, je crois que vous vous contenterez que je vous en rapporte encore un.
On vous a reproché en divers temps une autre proposition du même P. Bauny, tr. 4, q. 22, p. 100 : On ne doit dénier ni différer l'absolution à ceux qui sont dans les habitudes de crimes contre la loi de Dieu, de nature et de l'Eglise, encore qu'on n'y voie aucune espérance d'amendement : et si émendationis futuroe spes nulla appareat. Je vous prie sur cela, mes Pères, de me dire lequel y a le mieux répondu, selon votre goût, ou de votre P. Pinthereau, ou de votre P. Brisacier, qui défendent le P. Bauny en vos deux manières : l'un en condamnant cette proposition, mais en désavouant aussi qu'elle soit du P. Bauny ; l'autre en avouant qu'elle est du P. Bauny, mais en la justifiant en même temps. Ecoutez-les donc discourir. Voici le P. Pinthereau, p. 18 : Qu'appelle-t-on franchir les bornes de toute pudeur, et passer au delà de toute impudence, sinon d'imposer au P. Bauny, comme une chose avérée, une si damnable doctrine ? Jugez, lecteur, de l'indignité de cette calomnie, et voyez à qui les Jésuites ont affaire, et si l'auteur d'une si noire supposition ne doit pas passer désormais pour le truchement du père des mensonges. Et voici maintenant votre P. Brisacier, 4. p., page 21 : En effet, le P. Bauny dit ce que vous rapportez. (C'est démentir le P. Pinthereau bien nettement) : Mais, ajoute-t-il pour justifier le P. Bauny, vous qui reprenez cela, attendez, quand un pénitent sera à vos pieds, que son ange gardien hypothèque tous les droits qu'il a au ciel pour être sa caution. Attendez que Dieu le Père jure par son chef que David a menti quand il a dit, par le Saint-Esprit, que tout homme est menteur, trompeur et fragile ; et que ce pénitent ne soit plus menteur, fragile, changeant, ni pécheur comme les autres, et vous n'appliquerez le sang de Jésus-Christ sur personne.
Que vous semble-t-il, mes Pères, de ces expressions extravagantes et impies, que, s'il fallait attendre qu'il y eût quelque espérance d'amendement dans les pécheurs pour les absoudre, il faudrait attendre que Dieu le Père jurât par son chef qu'ils ne tomberaient jamais plus ? Quoi ! mes Pères, n'y a-t-il point de différence entre l'espérance et la certitude ? Quelle injure est-ce faire à la grâce de Jésus-Christ de dire qu'il est si peu possible que les Chrétiens sortent jamais des crimes contre la loi de Dieu, de nature et de l'Eglise, qu'on ne pourrait l'espérer sans que le Saint-Esprit eût menti : de sorte que, selon vous, si on ne donnait l'absolution à ceux dont on n'espère aucun amendement, le sang de Jésus-Christ demeurerait inutile, et on ne l'appliquerait jamais sur personne ! A quel état, mes Pères, vous réduit le désir immodéré de conserver la gloire de vos auteurs, puisque vous ne trouvez que deux voies pour les justifier, l'imposture ou l'impiété ; et qu'ainsi la plus innocente manière de vous défendre est de désavouer hardiment les choses les plus évidentes !
De là vient que vous en usez si souvent. Mais ce n'est pas encore là tout ce que vous savez faire. Vous forgez des écrits pour rendre vos ennemis odieux, comme la Lettre d'un ministre à M. Arnauld, que vous débitâtes dans tout Paris, pour faire croire que le livre de la Fréquente Communion, approuvé par tant d'évêques et tant de docteurs, mais qui, à la vérité, vous était un peu contraire, avait été fait par une intelligence secrète avec les ministres de Charenton. Vous attribuez d'autres fois à vos adversaires des écrits pleins d'impiété, comme la Lettre circulaire des Jansénistes, dont le style impertinent rend cette fourbe trop grossière, et découvre trop clairement la malice ridicule de votre P. Meynier, qui ose s'en servir, p. 28, pour appuyer ses plus noires impostures. Vous citez quelquefois des livres qui ne furent jamais au monde, comme Les Constitutions du Saint-Sacrement, d'où vous rapportez des passages que vous fabriquez à plaisir, et qui font dresser les cheveux à la tête des simples, qui ne savent pas quelle est votre hardiesse à inventer et publier des mensonges : car il n'y a sorte de calomnie que vous n'ayez mise en usage. Jamais la maxime qui l'excuse ne pouvait être en meilleure main.
Mais celles-là sont trop aisées à détruire ; et c'est pourquoi vous en avez de plus subtiles, où vous ne particularisez rien, afin d'ôter toute prise et tout moyen d'y répondre ; comme quand le P. Brisacier dit que ses ennemis commettent des crimes abominables, mais qu'il ne les veut pas rapporter. Ne semble-t-il pas qu'on ne peut convaincre d'imposture un reproche si indéterminé ? Un habile homme néanmoins en a trouvé le secret ; et c'est encore un Capucin, mes Pères. Vous êtes aujourd'hui malheureux en Capucins, et je prévois qu'une autre fois vous le pourriez bien être en Bénédictins. Ce Capucin s'appelle le P. Valérien, de la maison des Comtes de Magnis. Vous apprendrez par cette petite histoire comment il répondit à vos calomnies. Il avait heureusement réussi à la conversion du Landgrave de Darmstadt. Mais vos Pères, comme s'ils eussent eu quelque peine de voir convertir un Prince souverain sans les y appeler, firent incontinent un livre contre lui (car vous persécutez les gens de bien partout), où falsifiant un de ses passages, ils lui imputent une doctrine hérétique. Ils firent aussi courir une lettre contre lui, où ils lui disaient : Oh ! que nous avons de choses à découvrir, sans dire quoi, dont vous serez bien affligé ! Car, si vous n'y donnez ordre, nous serons obligés d'en avertir le Pape et les Cardinaux. Cela n'est pas maladroit ; et je ne doute point, mes Pères, que vous ne leur parliez ainsi de moi : mais prenez garde de quelle sorte il y répond dans son livre imprimé à Prague l'année dernière, pag. 112 et suiv. Que ferai-je, dit-il, contre ces injures vagues et indéterminées ? Comment convaincrai-je des reproches qu'on n'explique point ? En voici néanmoins le moyen : c'est que je déclare hautement et publiquement à ceux qui me menacent que ce sont des imposteurs insignes, et de très habiles et très impudents menteurs, s'ils ne découvrent ces crimes à toute la terre. Paraissez donc, mes accusateurs et publiez ces choses sur les toits au lieu que vous les avez dites à l'oreille, et que vous avez menti en assurance en les disant à l'oreille. Il y en a qui s'imaginent que ces disputes sont scandaleuses. Il est vrai que c'est exciter un scandale horrible que m'imputer un crime tel que l'hérésie, et de me rendre suspect de plusieurs autres. Mais je ne fais que remédier à ce scandale en soutenant mon innocence.
En vérité, mes Pères, vous voilà malmenés, et jamais homme n'a été mieux justifié. Car il a fallu que les moindres apparences de crime vous aient manqué contre lui, puisque vous n'avez point répondu à un tel défi. Vous avez quelquefois de fâcheuses rencontres à essuyer, mais cela ne vous rend pas plus sages. Car quelque temps après vous l'attaquâtes encore de la même sorte sur un autre sujet, et il se défendit aussi de même, p. 151, en ces termes : Ce genre d'hommes qui se rend insupportable à toute la chrétienté aspire, sous le prétexte des bonnes oeuvres, aux grandeurs et à la domination, en détournant à leurs fins presque toutes les lois divines, humaines, positives et naturelles. Ils attirent, ou par leur doctrine, ou par crainte, ou par espérance, tous les grands de la terre, de l'autorité desquels ils abusent pour faire réussir leurs détestables intrigues. Mais leurs attentats, quoique si criminels, ne sont ni punis, ni arrêtés : ils sont récompensés au contraire, et ils les commettent avec la même hardiesse que s'ils rendaient un service à Dieu. Tout le monde le reconnaît, tout le monde en parle avec exécration ; mais il y en a peu qui soient capables de s'opposer à une si puissante tyrannie. C'est ce que j'ai fait néanmoins. J'ai arrêté leur impudence, et je l'arrêterai encore par le même moyen. Je déclare donc qu'ils ont menti très impudemment, MENTIRIS IMPUDENTISSIME. Si les choses qu'ils m'ont reprochées sont véritables, qu'ils les prouvent, ou qu'ils passent pour convaincus d'un mensonge plein d'impudence. Leur procédé sur cela découvrira qui a raison. Je prie tout le monde de l'observer, et de remarquer cependant que ce genre d'hommes qui ne souffrent pas la moindre des injures qu'ils peuvent repousser, font semblant de souffrir très patiemment celles dont ils ne peuvent se défendre, et couvrent d'une fausse vertu leur véritable impuissance. C'est pourquoi j'ai voulu irriter plus vivement leur pudeur, afin que les plus grossiers reconnaissent que, s'ils se taisent, leur patience ne sera pas un effet de leur douceur, mais du trouble de leur conscience.
Voilà ce qu'il dit, mes Pères, et ainsi : Ces gens-là, dont on sait les histoires par tout le monde, sont si évidemment injustes et si insolents dans leur impunité, qu'il faudrait que j'eusse renoncé à Jésus-Christ et à son Eglise, si je ne détestais leur conduite, et même publiquement, autant pour me justifier que pour empêcher les simples d'en être séduits.
Mes Révérends Pères, il n'y a plus moyen de reculer. Il faut passer pour des calomniateurs convaincus, et recourir à votre maxime, que cette sorte de calomnie n'est pas un crime. Ce Père a trouvé le secret de vous fermer la bouche : c'est ainsi qu'il faut faire toutes les fois que vous accusez les gens sans preuves. On n'a qu'à répondre à chacun de vous comme le Père Capucin, mentiris impudentissime. Car que répondrait-on autre chose, quand votre Père Brisacier dit, par exemple, que ceux contre qui il écrit sont des portes d'enfer, des pontifes du diable, des gens déchus de la foi, de l'espérance et de la charité, qui bâtissent le trésor de l'Antéchrist ? Ce que je ne dis pas (ajoute-t-il) par forme d'injure, mais par la force de la vérité. S'amuserait-on à prouver qu'on n'est pas porte d'enfer, et qu'on ne bâtit pas le trésor de l'Antéchrist ?
Que doit-on répondre de même à tous les discours vagues de cette sorte, qui sont dans vos livres et dans vos avertissements sur mes lettres ? par exemple : Qu'on s'applique les restitutions, en réduisant les créanciers dans la pauvreté ; qu'on a offert des sacs d'argent à de savants religieux qui les ont refusés ; qu'on donne des bénéfices pour faire semer des hérésies contre la foi ; qu'on a des pensionnaires parmi les plus illustres ecclésiastiques et dans les Cours souveraines ; que je suis aussi pensionnaire de Port-Royal, et que je faisais des romans avant mes Lettres, moi qui n'en ai jamais lu aucun, et qui ne sais pas seulement le nom de ceux qu'a faits votre apologiste ? Qu'y a-t-il à dire à tout cela, mes Pères, sinon Mentiris impudentissime, si vous ne marquez toutes ces personnes, leurs paroles, le temps, le lieu ? Car il faut se taire, ou rapporter et prouver toutes les circonstances, comme je fais quand je vous conte les histoires du P. Alby et de Jean d'Alba. Autrement, vous ne ferez que vous nuire à vous-mêmes. Toutes vos fables pouvaient peut-être vous servir avant qu'on sût vos principes ; mais à présent que tout est découvert, quand vous penserez dire à l'oreille qu'un homme d'honneur, qui désire cacher son nom, vous a appris de terribles choses de ces gens-là, on vous fera souvenir incontinent du mentiris impudentissime du bon Père Capucin. Il n'y a que trop longtemps que vous trompez le monde, et que vous abusez de la créance qu'on avait en vos impostures. Il est temps de rendre la réputation à tant de personnes calomniées. Car quelle innocence peut être si généralement reconnue, qu'elle ne souffre quelque atteinte par les impostures si hardies d'une Compagnie répandue par toute la terre, et qui sous des habits religieux, couvre des âmes si irréligieuses, qu'ils commettent des crimes tels que la calomnie, non pas contre leurs maximes, mais selon leurs propres maximes ? Ainsi l'on ne me blâmera point d'avoir détruit la créance qu'on pouvait avoir en vous ; puisqu'il est bien plus juste de conserver à tant de personnes que vous avez décriées la réputation de piété qu'ils ne méritent pas de perdre, que de vous laisser la réputation de sincérité que vous ne méritez pas d'avoir. Et comme l'un ne se pouvait faire sans l'autre, combien était-il important de faire entendre qui vous êtes ! C'est ce que j'ai commencé de faire ici ; mais il faut bien du temps pour achever. On le verra, mes Pères, et toute votre politique ne vous en peut garantir, puisque les efforts que vous pourriez faire pour l'empêcher ne serviraient qu'à faire connaître aux moins clairvoyants que vous avez eu peur, et que votre conscience vous reprochant ce que j'avais à vous dire, vous avez tout mis en usage pour le prévenir.
Seizième lettre aux révérends pères jésuites
Du 4 décembre 1656.
Mes Révérends Pères,
Voici la suite de vos calomnies, où je répondrai d'abord à celles qui restent de vos Avertissements. Mais comme tous vos autres livres en sont également remplis, ils me fourniront assez de matière pour vous entretenir sur. ce sujet autant que je le jugerai nécessaire. Je vous dirai donc en un mot, sur cette fable que vous avez semée dans tous vos écrits contre Mr d'Ypres, que vous abusez malicieusement de quelques paroles ambiguës d'une de ses lettres, qui, étant capables d'un bon sens, doivent être prises en bonne part, selon l'esprit de l'Eglise, et ne peuvent être prises autrement que selon l'esprit de votre Société. Car pourquoi voulez-vous qu'en disant à son ami : Ne vous mettez point tant en peine de votre neveu, je lui fournirai ce qui est nécessaire de l'argent qui est entre mes mains, il ait voulu dire par là qu'il prenait cet argent pour ne le point rendre, et non pas qu'il l'avançait seulement pour le remplacer ? Mais ne faut-il pas que vous soyez bien imprudents d'avoir fourni vous-mêmes la conviction de votre mensonge par les autres lettres de Mr d'Ypres, que vous avez imprimées, qui marquent visiblement que ce n'était en effet que des avances, qu'il devait remplacer ? C'est ce qui paraît dans celle que vous rapportez, du 30 juillet 1619, en ces termes qui vous confondent : Ne vous souciez pas DES AVANCES ; il ne lui manquera rien tant qu'il sera ici. Et par celle du 6 janvier 1620, où il dit : Vous avez trop de hâte, et quand il serait question de rendre compte, le peu de crédit que j'ai ici me ferait trouver de l'argent au besoin.
Vous êtes donc des imposteurs, mes Pères, aussi bien sur ce sujet que sur votre conte ridicule du tronc de S. Merry. Car quel avantage pouvez-vous tirer de l'accusation qu'un de vos bons amis suscita à cet ecclésiastique que vous voulez déchirer ? Doit-on conclure qu'un homme est coupable parce qu'il est accusé ? Non, mes Pères. Des gens de piété comme lui pourront toujours être accusés tant qu'il y aura au monde des calomniateurs comme vous. Ce n'est donc pas par l'accusation, mais par l'arrêt qu'il en faut juger. Or, l'arrêt qui en fut rendu le 23 février 1656 le justifie pleinement ; outre que celui qui s'était engagé témérairement dans cette injuste procédure fut désavoué par ses collègues, et forcé lui-même à la rétracter. Et quant à ce que vous dites au même lieu de ce fameux directeur qui se fit riche en un moment de neuf cent mille livres, il suffit de vous renvoyer à MM. les Curés de S. Roch et de S. Paul, qui rendront témoignage à tout Paris de son parfait désintéressement dans cette affaire, et de votre malice inexcusable dans cette imposture.
En voilà assez pour des faussetés si vaines. Ce ne sont là que des coups d'essai de vos novices, et non pas les coups d'importance de vos grands profès. J'y viens donc, mes Pères ; je viens à cette calomnie, l'une des plus noires qui soient sorties de votre esprit. Je parle de cette audace insupportable avec laquelle vous avez osé imputer à de saintes religieuses et à leurs docteurs de ne pas croire le mystère de la Transsubstantiation, ni la présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie. Voilà, mes Pères, une imposture digne de vous. Voilà un crime que Dieu seul est capable de punir, comme vous seuls êtes capables de le commettre. Il faut être aussi humble que ces humbles calomniées pour le souffrir avec patience ; et il faut être aussi méchant que de si méchants calomniateurs pour le croire. Je n'entreprends donc pas de les en justifier ; elles n'en sont point suspectes. Si elles avaient besoin de défenseurs, elles en auraient de meilleurs que moi. Ce que j'en dirai ici ne sera pas pour montrer leur innocence, mais pour montrer votre malice. Je veux seulement vous en faire horreur à vous-mêmes, et faire entendre à tout le monde qu'après cela il n'y a rien dont vous ne soyez capables.
Vous ne manquerez pas néanmoins de dire que je suis de Port-Royal ; car c'est la première chose que vous dites à quiconque combat vos excès : comme si on ne trouvait qu'à Port-Royal des gens qui eussent assez de zèle pour défendre contre vous la pureté de la morale chrétienne. Je sais, mes Pères, le mérite de ces pieux solitaires qui s'y étaient retirés, et combien l'Eglise est redevable à leurs ouvrages si édifiants et si solides. Je sais combien ils ont de piété et de lumière, car, encore que je n'aie jamais eu d'établissement avec eux, comme vous le voulez faire croire, sans que vous sachiez qui je suis, je [ne] laisse pas d'en connaître quelques-uns et d'honorer la vertu de tous. Mais Dieu n'a pas renfermé dans ce nombre seul tous ceux qu'il veut opposer à vos désordres. J'espère avec son secours, mes Pères, de vous le faire sentir ; et s'il me fait la grâce de me soutenir dans le dessein qu'il me donne d'employer pour lui tout ce que j'ai reçu de lui, je vous parlerai de telle sorte que je vous ferai peut-être regretter de n'avoir pas affaire à un homme de Port-Royal. Et pour vous le témoigner, mes Pères, c'est qu'au lieu que ceux que vous outragez par cette insigne calomnie se contentent d'offrir à Dieu leurs gémissements pour vous en obtenir le pardon, je me sens obligé, moi qui n'ai point de part à cette injure, de vous en faire rougir à la face de toute l'Eglise, pour vous procurer cette confusion salutaire dont parle l'Ecriture, qui est presque l'unique remède d'un endurcissement tel que le vôtre : Imple facies eorum ignominia, el quoerent nomen lotion, Domine.
Il faut arrêter cette insolence, qui n'épargne point les lieux les plus saints. Car qui pourra être en sûreté après une calomnie de cette nature ? Quoi ! mes Pères, afficher vous-mêmes dans Paris un livre si scandaleux avec le nom de votre Père Meynier à la tête, et sous cet infâme titre : Le Port-Royal et Genève d'intelligence contre le très Saint-Sacrement de l'Autel, où vous accusez de cette apostasie non seulement M. l'abbé de Saint-Cyran et M. Arnauld, mais aussi la Mère Agnès sa soeur, et toutes les religieuses de ce monastère, dont vous dites, pag. 96, que leur foi est aussi suspecte touchant l'Eucharistie que celle de M. Arnauld, lequel vous soutenez pag. 4 être effectivement calviniste. Je demande là-dessus à tout le monde s'il y a dans l'Eglise des personnes sur qui vous puissiez faire tomber un si abominable reproche avec moins de vraisemblance. Car, dites-moi, mes Pères, si ces religieuses et leurs directeurs étaient d'intelligence avec Genève contre le très Saint-Sacrement de l'Autel, ce qui est horrible à penser, pourquoi auraient-elles pris pour le principal objet de leur piété ce sacrement qu'elles auraient en abomination ? Pourquoi auraient-elles joint à leur règle l'institution du Saint-Sacrement ? Pourquoi auraient-elles pris l'habit du Saint-Sacrement, pris le nom de filles du Saint-Sacrement, appelé leur église l'Eglise du Saint-Sacrement ? Pourquoi auraient-elles demandé et obtenu de Rome la confirmation de cette institution, et le pouvoir de dire tous les jeudis l'office du Saint-Sacrement, où la foi de l'Eglise est si parfaitement exprimée, si elles avaient conjuré avec Genève d'abolir cette foi de l'Eglise ? Pourquoi se seraient-elles obligées, par une dévotion particulière, approuvée aussi par le Pape, d'avoir sans cesse, nuit et jour, des religieuses en présence de cette sainte Hostie, pour réparer, par leurs adorations perpétuelles envers ce sacrifice perpétuel, l'impiété de l'hérésie qui l'a voulu anéantir ? Dites-moi donc, mes Pères, si vous le pouvez, pourquoi de tous les mystères de notre religion elles auraient laissé ceux qu'elles croient pour choisir celui qu'elles ne croiraient pas ? Et pourquoi elles se seraient dévouées d'une manière si pleine et si entière à ce mystère de notre foi, si elles le prenaient, comme les hérétiques, pour le mystère d'iniquité ? Que répondez-vous, mes Pères, à des témoignages si évidents, non pas seulement de paroles, mais d'actions ; et non pas de quelques actions particulières, mais de toute la suite d'une vie entièrement consacrée à l'adoration de Jésus-Christ résidant sur nos autels ? Que répondez-vous de même aux livres que vous appelez de Port-Royal, qui sont tout remplis de termes les plus précis dont les Pères et les Conciles se soient servis pour marquer l'essence de ce mystère ? C'est une chose ridicule, mais horrible, de vous y voir répondre dans tout votre libelle en cette sorte : M. Arnauld, dites-vous, parle bien de transsubstantiation ; mais il entend peut-être une transsubstantiation significative. Il témoigne bien croire la présence réelle ; mais qui nous a dit qu'il ne l'entend pas d'une figure vraie et réelle ? Où en sommes-nous, mes Pères ? et qui ne ferez-vous point passer pour Calviniste quand il vous plaira, si on vous laisse la licence de corrompre les expressions les plus canoniques et les plus saintes par les malicieuses subtilités de vos nouvelles équivoques ? Car qui s'est jamais servi d'autres termes que de ceux-là, et surtout dans de simples discours de piété, où il ne s'agit point de controverses ? Et cependant l'amour et le respect qu'ils ont pour ce saint mystère leur en a tellement fait remplir tous leurs écrits, que je vous défie, mes Pères, quelque artificieux que vous soyez, d'y trouver ni la moindre apparence d'ambiguïté, ni la moindre convenance avec les sentiments de Genève.
Tout le monde sait, mes Pères, que l'hérésie de Genève consiste essentiellement, comme vous le rapportez vous-mêmes, à croire que Jésus-Christ n'est point enfermé dans ce Sacrement ; qu'il est impossible qu'il soit en plusieurs lieux ; qu'il n'est vraiment que dans le Ciel, et que ce n'est que là où on le doit adorer, et non pas sur l'autel ; que la substance du pain demeure ; que le corps de Jésus-Christ n'entre point dans la bouche ni dans la poitrine ; qu'il n'est mangé que par la foi, et qu'ainsi les méchants ne le mangent point ; et que la Messe n'est point un sacrifice, mais une abomination. Ecoutez donc, mes Pères, de quelle manière Port-Royal est d'intelligence avec Genève dans leurs livres. On y lit, à votre confusion : que la chair et le sang de Jésus-Christ sont contenus sous les espèces du pain et du vin, 2. lettre de M. Arnauld, p. 259. Que le Saint des Saints est présent dans le Sanctuaire, et qu'on l'y doit adorer, ibid., p. 243. Que Jésus-Christ habite dans les pécheurs qui communient, par la présence réelle et véritable de son corps dans leur poitrine, quoique non par la présence de son esprit dans leur coeur, Fréq. Com., 3. part., chap. 16. Que les cendres mortes des corps des saints tirent leur principale dignité de cette semence de vie qui leur reste de l'attouchement de la chair immortelle et vivifiante de Jésus-Christ, I. part., ch. 40. Que ce n'est par aucune puissance naturelle, mais par la toute-puissance de Dieu, à laquelle rien n'est impossible, que le corps de Jésus-Christ est enfermé sous l'Hostie et sous la moindre partie de chaque Hostie, Théolog. fam., leç. 15. Que la vertu divine est présente pour produire l'effet que les paroles de la consécration signifient, ibid. Que Jésus-Christ, qui est rabaissé et couché sur l'autel, est en même temps élevé dans sa gloire ; qu'il est, par lui-même et par sa puissance ordinaire, en divers lieux en même temps, au milieu de l'Eglise triomphante, et au milieu de l'Eglise militante et voyagère, De la suspension, rais. 21. Que les espèces sacramentales demeurent suspendues, et subsistent extraordinairement sans être appuyées d'aucun sujet ; et que le corps de Jésus-Christ est aussi suspendu sous les espèces ; qu'il ne dépend point d'elles, comme les substances dépendent des accidents, ibid., 23. Que la substance du pain se change en laissant les accidents immuables, Heures dans la prose du S. Sacrement. Que Jésus-Christ repose dans l'Eucharistie avec la même gloire qu'il a dans le Ciel, Lettres de M. de Saint-Cyran, tom. I, let. 93. Que son humanité glorieuse réside dans les tabernacles de l'Eglise, sous les espèces du pain qui le couvrent visiblement ; et que, sachant que nous sommes grossiers, il nous conduit ainsi à l'adoration de sa divinité présente en tous lieux par celle de son humanité présente en un lieu particulier, ibid. : Que nous recevons le corps de Jésus-Christ sur la langue, et qu'il la sanctifie par son divin attouchement, Lettre 32. Qu'il entre dans la bouche du prêtre, Lettre 72. Que, quoique Jésus-Christ se soit rendu accessible dans le Saint-Sacrement par un effet de son amour et de sa clémence, il ne laisse pas d'y conserver son inaccessibilité comme une condition inséparable de sa nature divine ; parce qu'encore que le seul corps et le seul sang y soient par la vertu des paroles, vi verborum, comme parle l'école, cela n'empêche pas que toute sa divinité, aussi bien que toute son humanité, n'y soit par une conjonction nécessaire, Défense du Chapelet du S. Sacrement, p. 217 .Et enfin, que l'Eucharistie est tout ensemble Sacrement et Sacrifice, Théol. fam., leç. 15, et qu'encore que ce Sacrifice soit une commémoration de celui de la Croix, toutefois il y a cette différence, que celui de la Messe n'est offert que pour l'Eglise seule et pour les fidèles qui sont dans sa communion, au lieu que celui de la Croix a été offert pour tout le monde, comme l'Ecriture parle, ibid., p. 153. Cela suffit, mes Pères, pour faire voir clairement qu'il n'y eut peut-être jamais une plus grande impudence que la vôtre. Mais je veux encore vous faire prononcer cet arrêt à vous-mêmes contre vous-mêmes. Car que demandez-vous, afin d'ôter toute apparence qu'un homme soit d'intelligence avec Genève ? Si M. Arnauld, dit votre Père Meynier, p. 83, eût dit qu'en cet adorable mystère il n'y a aucune substance du pain sous les espèces, mais seulement la chair et le sang de Jésus-Christ, j'eusse avoué qu'il se serait déclaré entièrement contre Genève. Avouez-le donc, imposteurs, et faites-lui une réparation publique. Combien de fois l'avez-vous vu dans les passages que je viens de citer ? Mais, de plus, la Théologie familière de M. de Saint-Cyran étant approuvée par M. Arnauld, elle contient les sentiments de l'un et de l'autre. Lisez donc toute la Leçon 15, et surtout l'article second, et vous y trouverez les paroles que vous demandez encore plus formellement que vous-mêmes ne les exprimez. Y a-t-il du pain dans l'Hostie, et du vin dans le Calice ? Non ; car toute substance du pain et du vin sont ôtées pour faire place à celle du corps et du sang de JESUS-CHRIST, laquelle y demeure seule, couverte des qualités et des espèces du pain et du vin.
Eh bien, mes Pères ! direz-vous encore que le Port-Royal n'enseigne rien que Genève ne reçoive, et que M. Arnauld n'a rien dit, dans sa seconde Lettre, qui ne pût être dit par un ministre de Charenton ? Faites donc parler Mestrezat comme parle M. Arnauld dans cette lettre, pag. 237 et suiv. Faites-lui dire Que c'est un mensonge infâme de l'accuser de nier la transsubstantiation ; qu'il prend pour fondement de ses livres la vérité de la présence réelle du Fils de Dieu, opposée à l'hérésie des Calvinistes ; qu'il se tient heureux d'être en un lieu où l'on adore continuellement le Saint des Saints dans le Sanctuaire, ce qui est beaucoup plus contraire à la créance des Calvinistes que la présence réelle même ; puisque comme dit le cardinal de Richelieu, dans ses Controverses, p. 536 : Les nouveaux Ministres de France s'étant unis avec les Luthériens qui croient la présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie, ils ont déclaré qu'ils ne demeurent séparés de l'Eglise, touchant ce mystère, qu'à cause de l'adoration que les Catholiques rendent à l'Eucharistie. Faites signer à Genève tous les passages que je vous ai rapportés des livres de Port-Royal, et non pas seulement les passages, mais les traités entiers touchants ce mystère, comme le livre de la Fréquente Communion, l'Explication des Cérémonies de la messe, l'Exercice durant la messe, les Raisons de la suspension du S. Sacrement, la traduction des Hymnes dans les Heures de Port-Royal, etc. Et enfin faites établir à Charenton cette institution sainte d'adorer sans cesse Jésus-Christ enfermé dans l'Eucharistie, comme on fait à Port-Royal, et ce sera le plus signalé service que vous puissiez rendre à l'Eglise, puisque alors le Port-Royal ne sera pas d'intelligence avec Genève, mais Genève d'intelligence avec le Port-Royal et toute l'Eglise.
En vérité, mes Pères, vous ne pouviez plus mal choisir que d'accuser le Port-Royal de ne pas croire l'Eucharistie ; mais je veux faire voir ce qui vous y a engagés. Vous savez que j'entends un peu votre politique. Vous l'avez bien suivie en cette rencontre. Si M. l'abbé de Saint-Cyran et M. Arnauld n'avaient fait que dire ce qu'on doit croire touchant ce mystère, et non pas ce qu'on doit faire pour s'y préparer, ils auraient été les meilleurs catholiques du monde, et il ne se serait point trouvé d'équivoques dans leurs termes de présence réelle et de transsubstantiation. Mais, parce qu'il faut que tous ceux qui combattent vos relâchements soient hérétiques, et dans le point même où ils les combattent, comment M. Arnauld ne le serait-il pas sur l'Eucharistie, après avoir fait un livre exprès contre les profanations que vous faites de ce sacrement ? Quoi, mes Pères ! il aurait dit impunément : Qu'on ne doit point donner le corps de Jésus-Christ à ceux qui retombent toujours dans les mêmes crimes, et auxquels on ne voit aucune espérance d'amendement ; et qu'on doit les séparer quelque temps de l'autel, pour se purifier par une pénitence sincère, afin de s'en approcher ensuite avec fruit. Ne souffrez pas qu'on parle ainsi, mes Pères ; vous n'auriez pas tant de gens dans vos confessionnaux. Car votre P. Brisacier dit que si vous suiviez cette méthode vous n'appliqueriez le sang de Jésus-Christ sur personne. Il vaut bien mieux pour vous qu'on suive la pratique de votre Société, que votre P. Mascarenhas rapporte dans un livre approuvé par vos docteurs, et même par votre R. P. Général, qui est : Que toutes sortes de personnes, et même les prêtres, peuvent recevoir le Corps de Jésus-Christ le jour même qu'ils se sont souillés par des péchés abominables ; que, bien loin qu'il y ait de l'irrévérence en ces communions, on est louable au contraire d'en user de la sorte ; que les confesseurs ne les en doivent point détourner, et qu'ils doivent au contraire conseiller à ceux qui viennent de commettre ces crimes de communier à l'heure même, parce que encore que l'Eglise l'ait défendu, cette défense est abolie par la pratique universelle de toute la terre. Mascar. tr. 4, disp. 5, n. 284.
Voilà ce que c'est, mes Pères, d'avoir des Jésuites par toute la terre. Voilà la pratique universelle que vous y avez introduite et que vous y voulez maintenir. Il n'importe que les tables de Jésus-Christ soient remplies d'abominations, pourvu que vos églises soient pleines de monde. Rendez donc ceux qui s'y opposent hérétiques sur le Saint-Sacrement : il le faut, à quelque prix que ce soit. Mais comment le pourrez-vous faire après tant de témoignages invincibles qu'ils ont donnés de leur foi ? N'avez-vous point de peur que je rapporte les quatre grandes preuves que vous donnez de leur hérésie ? Vous le devriez, mes Pères, et je ne dois point vous en épargner la honte. Examinons donc la première.
M. de Saint-Cyran, dit le P. Meynier, en consolant un de ses amis sur la mort de sa mère, tom. I, Lettre 14, dit que le plus agréable sacrifice qu'on puisse offrir à Dieu dans ces rencontres est celui de la patience : donc il est Calviniste. Cela est bien subtil, mes Pères, et je ne sais si personne en voit la raison. Apprenons-la donc de lui : Parce, dit ce grand controversiste, qu'il ne croit donc pas le sacrifice de la Messe. Car c'est celui-là qui est le plus agréable à Dieu de tous. Que l'on dise maintenant que les Jésuites ne savent pas raisonner. Ils le savent de telle sorte, qu'ils rendront hérétique tout ce qu'ils voudront, et même l'Ecriture sainte. Car ne serait-ce pas une hérésie de dire, comme fait l'Ecclésiastique : Il n'y a rien de pire que d'aimer l'argent, nihil est iniquius quam amare pecuniam ; comme si les adultères, les homicides et l'idolâtrie n'étaient pas de plus grands crimes ? Et à qui n'arrive-t-il point de dire à toute heure des choses semblables ; et que, par exemple, le sacrifice d'un coeur contrit et humilié est le plus agréable aux yeux de Dieu ; parce qu'en ces discours on ne pense qu'à comparer quelques vertus intérieures les unes aux autres, et non pas au sacrifice de la Messe, qui est d'un ordre tout différent et infiniment plus relevé ? N'êtes-vous donc pas ridicules, mes Pères, et faut-il, pour achever de vous confondre, que je vous représente les termes de cette même Lettre où M. de Saint-Cyran parle du sacrifice de la Messe comme du plus excellent de tous, en disant : Qu'on offre à Dieu tous les jours et en tous lieux le sacrifice du corps de son Fils, qui n'a point trouvé DE PLUS EXCELLENT MOYEN que celui-là pour honorer son Père ? Et ensuite : Que Jésus-Christ nous a obligés de prendre en mourant son corps sacrifié, pour rendre plus agréable à Dieu le sacrifice du nôtre, et pour se joindre [à nous] lorsque nous mourons, afin de nous fortifier en sanctifiant par sa présence le dernier sacrifice que nous faisons à Dieu de notre vie et de notre corps. Dissimulez tout cela, mes Pères, et ne laissez pas de dire qu'il détournait de communier à la mort, comme vous faites, p. 33, et qu'il ne croyait pas le sacrifice de la Messe : car rien n'est trop hardi pour des calomniateurs de profession.
Votre seconde preuve en est un grand témoignage. Pour rendre Calviniste feu M. de Saint-Cyran, à qui vous attribuez le livre de Petrus Aurelius, vous vous servez d'un passage où Aurelius explique, pag. 89, de quelle manière l'Eglise se conduit à l'égard des prêtres, et même des évêques qu'elle veut déposer ou dégrader. L'Eglise, dit-il, ne pouvant pas leur ôter la puissance de l'Ordre, parce que le caractère est ineffaçable, elle fait ce qui est en elle ; elle ôte de sa mémoire ce caractère qu'elle ne peut ôter de l'âme de ceux qui l'ont reçu : elle les considère comme s'ils n'étaient plus prêtres ou évêques ; de sorte que, selon le langage ordinaire de l'Eglise, on peut dire qu'ils ne le sont plus, quoiqu'ils le soient toujours quant au caractère : Ob indelebilitatem characteris. Vous voyez mes Pères, que cet auteur, approuvé par trois Assemblées générales du Clergé de France, dit clairement que le caractère de la Prêtrise est ineffaçable, et cependant vous lui faites dire tout au contraire, en ce lieu même, que le caractère de la Prêtrise n'est pas ineffaçable. Voilà une insigne calomnie, c'est-à-dire, selon vous, un petit péché véniel. Car ce livre vous avait fait tort, ayant réfuté les hérésies de vos confrères d'Angleterre touchant l'autorité épiscopale. Mais voici une insigne extravagance : c'est qu'ayant faussement supposé que M. de Saint-Cyran tient que ce caractère est effaçable, vous en concluez qu'il ne croit donc pas la présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie.
N'attendez pas que je vous réponde là-dessus, mes Pères. Si vous n'avez point de sens commun, je ne puis pas vous en donner. Tous ceux qui en ont se moqueront assez de vous aussi bien que de votre troisième preuve, qui est fondée sur ces paroles de la Fréq. Comm., 3. p., ch. II : que Dieu nous donne dans l'Eucharistie LA MEME VIANDE qu'aux saints dans le Ciel, sans qu'il y ait d'autre différence, sinon qu'ici il nous en ôte la vue et le goût sensible, réservant l'un et l'autre pour le ciel. En vérité, mes Pères ces paroles expriment si naïvement le sens de l'Eglise, que j'oublie à toute heure par où vous vous y prenez pour en abuser. Car je n'y vois autre chose, sinon ce que le Concile de Trente enseigne, Sess. 13, c. 8, qu'il n'y a point d'autre différence entre Jésus-Christ dans l'Eucharistie et Jésus-Christ dans le ciel, sinon qu'il est ici voilé, et non pas là. M. Arnauld ne dit pas qu'il n'y a point d'autre différence en la manière de recevoir Jésus-Christ, mais seulement qu'il n'y en a point d'autre en Jésus-Christ que l'on reçoit. Et cependant vous voulez, contre toute raison, lui faire dire par ce passage qu'on ne mange non plus ici Jésus-Christ de bouche que dans le ciel : d'où vous concluez son hérésie.
Vous me faites pitié, mes Pères. Faut-il vous expliquer cela davantage ? Pourquoi confondez-vous cette nourriture divine avec la manière de la recevoir ? Il n'y a qu'une seule différence, comme je le viens de dire, dans cette nourriture sur la terre et dans le ciel, qui est qu'elle est ici cachée sous des voiles qui nous en ôtent la vue et le goût sensible : mais il y a plusieurs différences dans la manière de la recevoir ici et là, dont la principale est que, comme dit M. Arnauld, 3e part., ch. 16, il entre ici dans la bouche et dans la poitrine et des bons et des méchants, ce qui n'est pas dans le Ciel.
Et si vous ignorez la raison de cette diversité, je vous dirai, mes Pères, que la cause pour laquelle Dieu a établi ces différentes manières de recevoir une même viande, est la différence qui se trouve entre l'état des Chrétiens en cette vie et celui des bienheureux dans le Ciel. L'état des Chrétiens, comme dit le cardinal Du Perron après les Pères, tient le milieu entre l'état des bienheureux et l'état des Juifs. Les bienheureux possèdent Jésus-Christ réellement sans figure et sans voile. Les Juifs n'ont possédé de Jésus-Christ que les figures et les voiles, comme était la manne et l'agneau pascal. Et les Chrétiens possèdent Jésus-Christ dans l'Eucharistie véritablement et réellement, mais encore couvert de voiles. Dieu, dit saint Eucher, s'est fait trois tabernacles : la synagogue, qui n'a eu que les ombres sans vérité ; l'Eglise, qui a la vérité et les ombres ; et le Ciel où il n'y a point d'ombres, mais la seule vérité. Nous sortirions de l'état où nous sommes, qui est l'état de foi, que saint Paul oppose tant à la loi qu'à la claire vision, si nous ne possédions que les figures sans Jésus-Christ, parce que c'est le propre de la loi de n'avoir que l'ombre, et non la substance des choses. Et nous en sortirions encore, si nous le possédions visiblement ; parce que la foi, comme dit le même Apôtre, n'est point des choses qui se voient. Et ainsi l'Eucharistie est parfaitement proportionnée à notre état de foi, parce qu'elle enferme véritablement Jésus-Christ, mais voilé. De sorte que cet état serait détruit, si Jésus-Christ n'était pas réellement sous les espèces du pain et du vin, comme le prétendent les hérétiques : et il serait détruit encore, si nous le recevions à découvert comme dans le Ciel ; puisque ce serait confondre notre état, ou avec l'état du Judaïsme, ou avec celui de la gloire.
Voilà, mes Pères, la raison mystérieuse et divine de ce mystère tout divin. Voilà ce qui nous fait abhorrer les Calvinistes, comme nous réduisant à la condition des Juifs ; et ce qui nous fait aspirer à la gloire des bienheureux, qui nous donnera la pleine et éternelle jouissance de Jésus-Christ. Par où vous voyez qu'il y a plusieurs différences entre la manière dont il se communique aux Chrétiens et aux bienheureux, et qu'entre autres on le reçoit ici de bouche et non dans le Ciel ; mais qu'elles dépendent toutes de la seule différence qui est entre l'état de la foi où nous sommes et l'état de la claire vision où ils sont. Et c'est, mes Pères, ce que M. Arnauld a dit si clairement en ces termes : qu'il faut qu'il n'y ait point d'autre différence entre la pureté de ceux qui reçoivent Jésus-Christ dans l'Eucharistie, et celle des bienheureux, qu'autant qu'il y en a entre la foi et la claire vision de Dieu, de laquelle seule dépend la différente manière dont on le mange dans la terre et dans le Ciel. Vous devriez, mes Pères, avoir révéré dans ces paroles ces saintes vérités, au lieu de les corrompre pour y trouver une hérésie qui n'y fut jamais, et qui n'y saurait être, qui est qu'on ne mange Jésus-Christ que par la foi, et non par la bouche, comme le disent malicieusement vos Pères Annat et Meynier, qui en font le capital de leur accusation.
Vous voilà donc bien mal en preuves, mes Pères ; et c'est pourquoi vous avez eu recours à un nouvel artifice, qui a été de falsifier le Concile de Trente, afin de faire que M. Arnauld n'y fût pas conforme, tant vous avez de moyens de rendre le monde hérétique. C'est ce que fait le P. Meynier en cinquante endroits de son livre, et huit ou dix fois en la seule p. 54, où il prétend que, pour s'exprimer en catholique, ce n'est pas assez de dire : je crois que Jésus-Christ est présent réellement dans l'Eucharistie ; mais qu'il faut dire : Je crois, AVEC LE CONCILE, qu'il y est présent d'une vraie PRESENCE LOCALE, ou localement. Et sur cela il cite le Concile, Sess. 13, can. 3, can. 4, can. 6. Qui ne croirait en voyant le mot de présence locale cité de trois Canons d'un Concile Universel, qu'il y serait effectivement ? Cela vous a pu servir avant ma quinzième lettre ; mais à présent, mes Pères, on ne s'y prend plus. On va voir le Concile, et on trouve que vous êtes des imposteurs ; car ces termes de présence locale, localement, localité, n'y furent jamais : et je vous déclare de plus, mes Pères, qu'ils ne sont dans aucun autre lieu de ce Concile, ni dans aucun autre Concile précédent, ni dans aucun Père de l'Eglise. Je vous prie donc sur cela, mes Pères, de dire si vous prétendez rendre suspects de Calvinisme tous ceux qui n'ont point usé de ce terme ? Si cela est, le Concile de Trente en est suspect, et tous les saints Pères sans exception. N'avez-vous, point d'autre voie pour rendre M. Arnauld hérétique, sans offenser tant de gens qui ne vous ont point fait de mal, et entre autres saint Thomas, qui est un des plus grands défenseurs de l'Eucharistie, et qui s'est si peu servi de ce terme, qu'il l'a rejeté au contraire, 3 p, q. 76, a 5, où il dit : Nullo modo corpus Christi est in hoc sacramento localiter ? Qui êtes-vous donc, mes Pères, pour imposer de votre autorité de nouveaux termes, dont vous ordonnez de se servir pour bien exprimer sa foi : comme si la profession de foi dressée par les Papes, selon l'ordre du Concile, où ce terme ne se trouve point, était défectueuse, et laissait une ambiguïté dans la créance des fidèles, que vous seuls eussiez découverte ? Quelle témérité de prescrire ces termes aux docteurs mêmes ! Quelle fausseté de les imposer à des Conciles généraux ! Et quelle ignorance de ne savoir pas les difficultés que les saints les plus éclairés ont fait de les recevoir ! Rougissez, mes Pères, de vos impostures ignorantes, comme dit l'Ecriture aux imposteurs ignorants comme vous : De mendacio ineruditionis tuoe confundere.
N'entreprenez donc plus de faire les maîtres ; vous n'avez ni le caractère ni la suffisance pour cela. Mais, si vous voulez faire vos propositions plus modestement, on pourra les écouter ; car, encore que ce mot de présence locale ait été rejeté par saint Thomas, comme vous avez vu, à cause que le corps de Jésus-Christ n'est pas en l'Eucharistie dans l'étendue ordinaire des corps en leur lieu, néanmoins ce terme a été reçu par quelques nouveaux auteurs de controverse, parce qu'ils entendent seulement par là que le corps de Jésus-Christ est vraiment sous les espèces, lesquelles étant en un lieu particulier, le corps de Jésus-Christ y est aussi. Et en ce sens M. Arnauld ne fera point de difficulté de l'admettre, puisque M. de Saint-Cyran et lui ont déclaré tant de fois que Jésus-Christ, dans l'Eucharistie, est véritablement en un lieu particulier, et miraculeusement en plusieurs lieux à la fois. Ainsi tous vos raffinements tombent par terre, et vous n'avez pu donner la moindre apparence à une accusation qu'il n'eût été permis d'avancer qu'avec des preuves invincibles.
Mais à quoi sert, mes Pères, d'opposer leur innocence à vos calomnies ? Vous ne leur attribuez pas ces erreurs dans la croyance qu'ils les soutiennent, mais dans la croyance qu'ils vous nuisent. C'en est assez, selon votre théologie, pour les calomnier sans crime ; et vous pouvez, sans confession ni pénitence, dire la messe en même temps que vous imputez à des prêtres qui la disent tous les jours de croire que c'est une pure idolâtrie : ce qui serait un si horrible sacrilège, que vous-mêmes avez fait pendre en effigie votre propre Père Jarrige, sur ce qu'il avait dit la messe au temps où il était d'intelligence avec Genève.
Je m'étonne donc, non pas de ce que vous leur imposez avec si peu de scrupule des crimes si grands et si faux, mais de ce que vous leur imposez avec si peu de prudence des crimes si peu vraisemblables : car vous disposez bien des péchés à votre gré ; mais pensez-vous disposer de même de la créance des hommes ? En vérité, mes Pères, s'il fallait que le soupçon de Calvinisme tombât sur eux ou sur vous, je vous trouverais en mauvais termes. Leurs discours sont aussi catholiques que les vôtres ; mais leur conduite confirme leur foi, et la vôtre la dément : car, si vous croyez aussi bien qu'eux que ce pain est réellement changé au corps de Jésus-Christ, pourquoi ne demandez-vous pas comme eux que le coeur de pierre et de glace de ceux à qui vous conseillez de s'en approcher soit sincèrement changé en un coeur de chair et d'amour ? Si vous croyez que Jésus-Christ y est dans un état de mort, pour apprendre à ceux qui s'en approchent à mourir au monde, au péché et à eux-mêmes, pourquoi portez-vous à en approcher ceux en qui les vices et les passions criminelles sont encore toutes vivantes ? Et comment jugez-vous dignes de manger le pain du Ciel ceux qui ne le seraient pas de manger celui de la terre ?
O grands vénérateurs de ce saint mystère, dont le zèle s'emploie à persécuter ceux qui l'honorent par tant de communions saintes, et à flatter ceux qui le déshonorent par tant de communions sacrilèges ! Qu'il est digne de ces défenseurs d'un si pur et si adorable sacrifice de faire environner la table de Jésus-Christ de pécheurs envieillis tout sortant de leurs infamies, et de placer au milieu d'eux un prêtre que son confesseur même envoie de ses impudicités à l'autel, pour y offrir, en la place de Jésus-Christ, cette victime toute sainte au Dieu de sainteté, et la porter de ses mains souillées en ces bouches toutes souillées ! Ne sied-il pas bien à ceux qui pratiquent cette conduite par toute la terre, selon des maximes approuvées de leur propre Général, d'imputer à l'auteur de la Fréquente Communion et aux Filles du Saint-Sacrement de ne pas croire le Saint-Sacrement ?
Cependant cela ne leur suffit pas encore ; il faut, pour satisfaire leur passion, qu'ils les accusent enfin d'avoir renoncé à Jésus-Christ et à leur baptême. Ce ne sont pas là, mes Pères, des contes en l'air comme les vôtres ; ce sont les funestes emportements par où vous avez comblé la mesure de vos calomnies. Une si insigne fausseté n'eût pas été en des mains dignes de la soutenir en demeurant en celles de votre bon ami Filleau, par qui vous l'avez fait naître : votre Société se l'est attribuée ouvertement ; et votre Père Meynier vient de soutenir, comme une vérité certaine, que Port-Royal forme une cabale secrète depuis trente-cinq ans, dont M. de Saint-Cyran et M. d'Ypres ont été les chefs, pour ruiner le mystère de l'Incarnation, faire passer l'Evangile pour une histoire apocryphe, exterminer la religion chrétienne, et élever le Déisme sur les ruines du Christianisme. Est-ce là tout, mes Pères ? Serez-vous satisfaits si l'on croit tout cela de ceux que vous haïssez ? Votre animosité serait-elle enfin assouvie, si vous les aviez mis en horreur non seulement à tous ceux qui sont dans l'Eglise, par l'intelligence avec Genève, dont vous les accusez, mais encore à tous ceux qui croient en Jésus-Christ, quoique hors l'Eglise, par le Déisme que vous leur imputez ?
Mais à qui prétendez-vous persuader, sur votre seule parole, sans la moindre apparence de preuve, et avec toutes les contradictions imaginables, que des prêtres qui ne prêchent que la grâce de Jésus-Christ, la pureté de l'Evangile et les obligations du baptême, ont renoncé à leur baptême, à l'Evangile et à Jésus-Christ ? Qui le croira, mes Pères ? Le croyez-vous vous-mêmes, misérables que vous êtes ? Et à quelle extrémité êtes-vous réduits, puisqu'il faut nécessairement ou que vous prouviez qu'ils ne croient pas en Jésus-Christ, ou que vous passiez pour les plus abandonnés calomniateurs qui furent jamais ! Prouvez-le donc, mes Pères. Nommez cet ecclésiastique de mérite, que vous dites avoir assisté à cette Assemblée de Bourg-Fontaine en 1621, et avoir découvert à votre Filleau le dessein qui y fut pris de détruire la religion chrétienne ; nommez ces six personnes que vous dites y avoir formé cette conspiration ; nommez celui qui est désigné par ces lettres A. A., que vous dites, p. 15, n'être pas Antoine Arnauld, parce qu'il vous a convaincus qu'il n'avait alors que neuf ans, mais un autre que vous dites être encore en vie, et trop bon ami de M. Arnauld pour lui être inconnu. Vous le connaissez donc, mes Pères ; et par conséquent, si vous n'êtes vous-mêmes sans religion, vous êtes obligés de déférer cet impie au Roi et au Parlement, pour le faire punir comme il le mériterait. Il faut parler, mes Pères ; il faut le nommer, ou souffrir la confusion de n'être plus regardés que comme des menteurs indignes d'être jamais crus. C'est en cette manière que le bon P. Valérien nous a appris qu'il fallait mettre à la gêne et pousser à bout de tels imposteurs. Votre silence là-dessus sera une pleine et entière conviction de cette calomnie diabolique. Les plus aveugles de vos amis seront contraints d'avouer que ce ne sera point un effet de votre vertu, mais de votre impuissance, et d'admirer que vous ayez été si méchants que de l'étendre jusqu'aux religieuses de Port-Royal, et de dire, comme vous faites, p. 14, que le Chapelet secret du Saint-Sacrement, composé par l'une d'elles, a été le premier fruit de cette conspiration contre Jésus-Christ ; et dans la page 95, qu'on leur a inspiré toutes les détestables maximes de cet écrit, qui est, selon vous, une instruction de Déisme. On a déjà ruiné invinciblement vos impostures sur cet écrit, dans la défense de la Censure de feu M. l'archevêque de Paris contre votre P. Brisacier. Vous n'avez rien à y repartir ; et vous ne laissez pas d'en abuser encore d'une manière plus honteuse que jamais, pour attribuer à des filles d'une piété connue de tout le monde le comble de l'impiété. Cruels et lâches persécuteurs, faut-il donc que les cloîtres les plus retirés ne soient pas des asiles contre vos calomnies ! Pendant que ces saintes Vierges adorent nuit et jour Jésus-Christ au Saint Sacrement, selon leur institution, vous ne cessez nuit et jour de publier qu'elles ne croient pas qu'il soit ni dans l'Eucharistie, ni même à la droite de son Père ; et vous les retranchez publiquement de l'Eglise pendant qu'elles prient dans le secret pour vous et pour toute l'Eglise. Vous calomniez celles qui n'ont point d'oreilles pour vous ouïr, ni de bouche pour vous répondre. Mais Jésus-Christ, en qui elles sont cachées pour ne paraître qu'un jour avec lui, vous écoute, et répond pour elles. On l'entend aujourd'hui, cette voix sainte et terrible, qui étonne la nature, et qui console l'Eglise. Et je crains, mes Pères, que ceux qui endurcissent leurs coeurs, et qui refusent avec opiniâtreté de l'ouïr quand il parle en Dieu, ne soient forcés de l'ouïr avec effroi quand il leur parlera en Juge.
Car enfin, mes Pères, quel compte lui pourrez-vous rendre de tant de calomnies lorsqu'il les examinera non sur les fantaisies de vos Pères Dicastillus, Gans et Pennalossa, qui les excusent, mais sur les règles de sa vérité éternelle et sur les saintes ordonnances de son Eglise, qui, bien loin d'excuser ce crime, l'abhorre tellement qu'elle l'a puni de même qu'un homicide volontaire ? Car elle a différé aux calomniateurs, aussi bien qu'aux meurtriers, la communion jusques à la mort, par le I. et II. Concile d'Arles. Le Concile de Latran a jugé indignes de l'état ecclésiastique ceux qui en ont été convaincus, quoiqu'ils s'en fussent corrigés. Les Papes ont même menacé ceux qui auraient calomnié des évêques, des prêtres ou des diacres, de ne leur point donner la communion à la mort. Et les auteurs d'un écrit diffamatoire, qui ne peuvent prouver ce qu'ils ont avancé, sont condamnés par le Pape Adrien à être fouettés, mes Révérends Pères, flagellentur, tant l'Eglise a toujours été éloignée des erreurs de votre Société si corrompue, qu'elle excuse d'aussi grands crimes que la calomnie, pour les commettre elle-même avec plus de liberté.
Certainement, mes Pères, vous seriez capables de produire par là beaucoup de maux, si Dieu n'avait permis que vous ayez fourni vous-mêmes les moyens de les empêcher et de rendre toutes vos impostures sans effet ; car il ne faut que publier cette étrange maxime qui les exempte de crime, pour vous ôter toute créance. La calomnie est inutile, si elle n'est jointe à une grande réputation de sincérité. Un médisant ne peut réussir, s'il n'est en estime d'abhorrer la médisance comme un crime dont il est incapable. Et ainsi, mes Pères, votre propre principe vous trahit. Vous l'avez établi pour assurer votre conscience ; car vous vouliez médire sans être damnés, et être de ces saints et pieux calomniateurs dont parle saint Athanase. Vous avez donc embrassé, pour vous sauver de l'Enfer, cette maxime, qui vous en sauve sur la foi de vos docteurs : mais cette maxime même, qui vous garantit, selon eux, des maux que vous craignez en l'autre vie, vous ôte en celle-ci l'utilité que vous en espériez : de sorte qu'en pensant éviter le vice de la médisance vous en avez perdu le fruit : tant le mal est contraire à soi-même, et tant il s'embarrasse et se détruit par sa propre malice.
Vous calomnieriez donc plus utilement pour vous, en faisant profession de dire avec saint Paul que les simples médisants, maledici, sont indignes de voir Dieu, puisque au moins vos médisances en seraient plutôt crues, quoique à la vérité vous vous condamneriez vous-mêmes. Mais en disant, comme vous faites, que la calomnie contre vos ennemis n'est pas un crime, vos médisances ne seront point crues, et vous ne laisserez pas de vous damner : car il est certain, mes Pères, et que vos auteurs graves n'anéantiront pas la justice de Dieu, et que vous ne pouviez donner une preuve plus certaine que vous n'êtes pas dans la vérité qu'en recourant au mensonge. Si la vérité était pour vous, elle combattrait pour vous, elle vaincrait pour vous ; et, quelques ennemis que vous eussiez, la vérité vous en délivrerait, selon sa promesse. Vous n'avez recours au mensonge que pour soutenir les erreurs dont vous flattez les pécheurs du monde, et pour appuyer les calomnies dont vous opprimez les personnes de piété qui s'y opposent. La vérité étant contraire à vos fins, il a fallu mettre votre confiance au mensonge, comme dit un Prophète : Vous avez dit : Les malheurs qui affligent les hommes ne viendront pas jusques à nous : car nous avons espéré au mensonge, et le mensonge nous protégera. Mais que leur répond le Prophète ? D'autant, dit-il, que vous avez mis votre espérance en la calomnie et au tumulte, sperastis in calumnia et in tumultu, cette iniquité vous sera imputée, et votre ruine sera semblable à celle d'une haute muraille qui tombe d'une chute imprévue, et à celle d'un vaisseau de terre qu'on brise et qu'on écrase en toutes ses parties par un effort si puissant et si universel qu'il n'en restera pas un test avec lequel on puisse puiser un peu d'eau ou porter un peu de feu : parce que, comme dit un autre Prophète, vous avez affligé le coeur du juste, que je n'ai point affligé moi-même ; et vous avez flatté et fortifié la malice des impies. Je retirerai donc mon peuple de vos mains, et je ferai connaître que je suis leur Seigneur et le vôtre.
Oui, mes Pères, il faut espérer que, si vous ne changez d'esprit, Dieu retirera de vos mains ceux que vous trompez depuis si longtemps, soit en les laissant dans leurs désordres par votre mauvaise conduite, soit en les empoisonnant par vos médisances. Il fera concevoir aux uns que les fausses règles de vos casuistes ne les mettront point à couvert de sa colère, et il imprimera dans l'esprit des autres la juste crainte de se perdre en vous écoutant et en ajoutant foi à vos impostures, comme vous vous perdez vous-mêmes en les inventant et en les semant dans le monde. Car il ne s'y faut pas tromper : on ne se moque point de Dieu, et on ne viole point impunément le commandement qu'il nous a fait dans l'Evangile, de ne point condamner notre prochain sans être bien assuré qu'il est coupable. Et ainsi, quelque profession de piété que fassent ceux qui se rendent faciles à recevoir vos mensonges, et sous quelque prétexte de dévotion qu'ils le fassent, ils doivent appréhender d'être exclus du royaume de Dieu pour ce seul crime, d'avoir imputé d'aussi grands crimes que l'hérésie et le schisme à des prêtres catholiques et à de saintes religieuses sans autres preuves que des impostures aussi grossières que les vôtres. Le démon, dit M. de Genève, est sur la langue de celui qui médit, et dans l'oreille de celui qui l'écoute. Et la médisance, dit saint Bernard, Cant. 24, est un poison qui éteint la charité en l'un et en l'autre. De sorte qu'une seule calomnie peut être mortelle à une infinité d'âmes, puisqu'elle tue non seulement ceux qui la publient, mais encore tous ceux qui ne la rejettent pas.
Mes Révérends Pères, mes Lettres n'avaient pas accoutumé de se suivre de si près, ni d'être si étendues. Le peu de temps que j'ai eu a été cause de l'un et de l'autre. Je n'ai fait celle-ci plus longue que parce que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte. La raison qui m'a obligé de me hâter vous est mieux connue qu'à moi. Vos réponses vous réussissaient mal. Vous avez bien fait de changer de méthode ; mais je ne sais si vous avez bien choisi, et si le monde ne dira pas que vous avez eu peur des Bénédictins.
Je viens d'apprendre que celui que tout le monde faisait auteur de vos Apologies les désavoue, et se fâche qu'on les lui attribue. Il a raison et j'ai eu tort de l'en avoir soupçonné ; car, quelque assurance qu'on m'en eût donnée, je devais penser qu'il avait trop de jugement pour croire vos impostures, et trop d'honneur pour les publier sans les croire. Il y a peu de gens du monde capables de ces excès qui vous sont propres, et qui marquent trop votre caractère, pour me rendre excusable de ne vous y avoir pas reconnus. Le bruit commun m'avait emporté : mais cette excuse, qui serait trop bonne pour vous, n'est pas suffisante pour moi, qui fais profession de ne rien dire sans preuve certaine, et qui n'en ai dit aucune que celle-là. Je m'en repens, je la désavoue, et je souhaite que vous profitiez de mon exemple.
Dix-septième lettre au révérend père Annat, jésuite
Du 23 janvier 1657.
Mon Révérend Père,
Votre procédé m'avait fait croire que vous désiriez que nous demeurassions en repos de part et d'autre, et je m'y étais disposé. Mais vous avez depuis produit tant d'écrits en peu de temps, qu'il paraît bien qu'une paix n'est guère assurée quand elle dépend du silence des Jésuites. Je ne sais si cette rupture vous sera fort avantageuse ; mais pour moi, je ne suis pas fâché qu'elle me donne le moyen de détruire ce reproche ordinaire d'hérésie dont vous remplissez tous vos livres.
Il est temps que j'arrête une fois pour toutes cette hardiesse que vous prenez de me traiter d'hérétique, qui s'augmente tous les jours. Vous le faites dans ce livre que vous venez de publier d'une manière qui ne se peut plus souffrir, et qui me rendrait enfin suspect, si je ne vous y répondais comme le mérite un reproche de cette nature. J'avais méprisé cette injure dans les écrits de vos confrères, aussi bien qu'une infinité d'autres qu'ils y mêlent indifféremment. Ma 15. lettre y avait assez répondu ; mais vous en parlez maintenant d'un autre air, vous en faites sérieusement le capital de votre défense ; c'est presque la seule chose que vous y employez. Car vous dites que, pour toute réponse à mes 15 Lettres, il suffit de dire 15 fois que je suis hérétique, et qu'étant déclaré tel, je ne mérite aucune créance. Enfin vous ne mettez pas mon apostasie en question, et vous la supposez comme un principe ferme, sur lequel vous bâtissez hardiment. C'est donc tout de bon, mon Père, que vous me traitez d'hérétique, et c'est aussi tout de bon que je vous y vas répondre.
Vous savez bien, mon Père, que cette accusation est si importante, que c'est une témérité insupportable de l'avancer, si on n'a pas de quoi la prouver. Je vous demande quelles preuves vous en avez. Quand m'a-t-on vu à Charenton ? Quand ai-je manqué à la Messe et aux devoirs des Chrétiens à leur paroisse ? Quand ai-je fait quelque action d'union avec les hérétiques, ou de schisme avec l'Eglise ? Quel Concile ai-je contredit ? Quelle Constitution de Pape ai-je violée ? Il faut répondre, mon Père, ou... vous m'entendez bien. Et que répondez-vous ? Je prie tout le monde de l'observer. Vous supposez premièrement que celui qui écrit les Lettres est de Port-Royal. Vous dites ensuite que le Port-Royal est déclaré hérétique ; d'où vous concluez que celui qui écrit les Lettres est déclaré hérétique. Ce n'est donc pas sur moi, mon Père, que tombe le fort de cette accusation, mais sur le Port-Royal ; et vous ne m'en chargez que parce que vous supposez que j'en suis. Ainsi, je n'aurai pas grand peine à m'en défendre, puisque je n'ai qu'à vous dire que je n'en suis pas, et à vous renvoyer à mes Lettres, où j'ai dit que je suis seul, et en propres termes, que je ne suis point de Port-Royal, comme j'ai fait dans la 16. qui a précédé votre livre.
Prouvez donc d'une autre manière que je suis hérétique, ou tout le monde reconnaîtra votre impuissance. Prouvez par mes écrits que je ne reçois pas la Constitution. Ils ne sont pas en si grand nombre ; il n'y a que 16 Lettres à examiner, où je vous défie, et vous, et toute la terre, d'en produire la moindre marque. Mais je vous y ferai bien voir le contraire. Car, quand j'ai dit, par exemple, dans la 14. : Qu'en tuant, selon vos maximes, ses frères en péché mortel, on damne ceux pour qui Jésus-Christ est mort, n'ai-je pas visiblement reconnu que Jésus-Christ est mort pour ces damnés, et qu'ainsi il est faux, qu'il ne soit mort que pour les seuls prédestinés, ce qui est condamné dans la cinquième proposition ? Il est donc sûr, mon Père, que je n'ai rien dit pour soutenir ces propositions impies, que je déteste de tout mon coeur. Et quand le Port-Royal les tiendrait, je vous déclare que vous n'en pouvez rien conclure contre moi, parce que, grâces à Dieu, je n'ai d'attaches sur la terre qu'à la seule Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, dans laquelle je veux vivre et mourir, et dans la communion avec le Pape son souverain chef, hors de laquelle je suis très persuadé qu'il n'y a point de salut.
Que ferez-vous à une personne qui parle de cette sorte, et par où m'attaquerez-vous, puisque ni mes discours ni mes écrits donnent aucun prétexte à vos accusations d'hérésie, et que je trouve ma sûreté contre vos menaces dans l'obscurité qui me couvre ? Vous vous sentez frappés par une main invisible, qui rend vos égarements visibles à toute la terre ; et vous essayez en vain de m'attaquer en la personne de ceux auxquels vous me croyez uni. Je ne vous crains ni pour moi, ni pour aucun autre, n'étant attaché ni à quelque communauté, ni à quelque particulier que ce soit. Tout le crédit que vous pouvez avoir est inutile à mon égard. Je n'espère rien du monde, je n'en appréhende rien, je n'en veux rien ; je n'ai besoin, par la grâce de Dieu, ni du bien, ni de l'autorité de personne. Ainsi, mon Père, j'échappe à toutes vos prises. Vous ne me sauriez prendre de quelque côté que vous le tentiez. Vous pouvez bien toucher le Port-Royal, mais non pas moi. On a bien délogé des gens de Sorbonne mais cela ne me déloge pas de chez moi. Vous pouvez bien préparer des violences contre des prêtres et des docteurs, mais non pas contre moi, qui n'ai point ces qualités. Et ainsi peut-être n'eûtes-vous jamais affaire à une personne qui fût si hors de vos atteintes, et si propre à combattre vos erreurs, étant libre, sans engagement, sans attachement, sans liaison ; sans relations, sans affaires, assez instruit de vos maximes, et bien résolu de les pousser autant que je croirai que Dieu m'y engagera, sans qu'aucune considération humaine puisse arrêter ni ralentir mes poursuites.
A quoi vous sert-il donc, mon Père, lorsque vous ne pouvez rien contre moi, de publier tant de calomnies contre des personnes qui ne sont point mêlées dans nos différends, comme font tous vos Pères ? Vous n'échapperez pas par ces fuites ; vous sentirez la force de la vérité que je vous oppose. Je vous dis que vous anéantissez la morale chrétienne en la séparant de l'amour de Dieu, dont vous dispensez les hommes ; et vous me parlez de la mort du père Mester, que je n'ai vu de ma vie. Je vous dis que vos auteurs permettent de tuer pour une pomme, quand il est honteux de la laisser perdre ; et vous me dites qu'on a ouvert un tronc à Saint-Merri. Que voulez-vous dire de même, de me prendre tous les jours à partie sur le livre De la sainte Virginité, fait par un P. de l'Oratoire que je ne vis jamais, non plus que son livre ? Je vous admire, mon Père, de considérer ainsi tous ceux qui vous sont contraires comme une seule personne. Votre haine les embrasse tous ensemble, et en forme comme un corps de réprouvés, dont vous voulez que chacun réponde pour tous les autres.
Il y a bien de la différence entre les Jésuites et ceux qui les combattent. Vous composez véritablement un corps uni sous un seul chef ; et vos règles, comme je l'ai fait voir, vous défendent de rien imprimer sans l'aveu de vos supérieurs, qui sont rendus responsables des erreurs de tous les particuliers, sans qu'ils puissent s'excuser en disant qu'ils n'ont pas remarqué les erreurs qui y sont enseignées, parce qu'ils les doivent remarquer selon vos ordonnances, et selon les lettres de vos Généraux Aquaviva, Vittelleschi, etc. C'est donc avec raison qu'on vous reproche les égarements de vos confrères, qui se trouvent dans leurs ouvrages approuvés par vos supérieurs et par les théologiens de votre Compagnie. Mais quant à moi, mon Père, il en faut juger autrement. Je n'ai pas souscrit le livre De la sainte Virginité. On ouvrirait tous les troncs de Paris sans que j'en fusse moins catholique. Et enfin je vous déclare hautement et nettement que personne ne répond de mes Lettres que moi, et que je ne réponds de rien que de mes Lettres.
Je pourrais en demeurer là, mon Père, sans parler de ces autres personnes que vous traitez d'hérétiques pour me comprendre dans cette accusation. Mais, comme j'en suis l'occasion, je me trouve engagé en quelque sorte à me servir de cette même occasion pour en tirer trois avantages. Car c'en est un bien considérable de faire paraître l'innocence de tant de personnes calomniées. C'en est un autre, et bien propre à mon sujet, de montrer toujours les artifices de votre politique dans cette accusation. Mais celui que j'estime le plus est que j'apprendrai par là à tout le monde la fausseté de ce bruit scandaleux que vous semez de tous côtés, que l'Eglise est divisée par une nouvelle hérésie. Et comme vous abusez une infinité de personnes en leur faisant accroire que les points sur lesquels vous essayez d'exciter un si grand orage sont essentiels à la foi, je trouve d'une extrême importance de détruire ces fausses impressions, et d'expliquer ici nettement en quoi ils consistent, pour montrer qu'en effet il n'y a point d'hérétiques dans l'Eglise.
Car n'est-il pas vrai que, si l'on demande en quoi consiste l'hérésie de ceux que vous appelez Jansénistes, on répondra incontinent que c'est en ce que ces gens-là disent que les commandements de Dieu sont impossibles ; qu'on ne peut résister à la grâce, et qu'on n'a pas la liberté de faire le bien et le mal ; que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous les hommes, mais seulement pour les prédestinés et enfin, qu'ils soutiennent les cinq propositions condamnées par le Pape ? Ne faites-vous pas entendre que c'est pour ce sujet que vous persécutez vos adversaires ? N'est-ce pas ce que vous dites dans vos livres, dans vos entretiens, dans vos catéchismes, comme vous fîtes encore aux fêtes de Noël à Saint-Louis, en demandant à une de vos petites bergères : Pour qui est venu Jésus-Christ, ma fille ? Pour tous les hommes, mon Père. Eh quoi ! ma fille, vous n'êtes donc pas de ces nouveaux hérétiques qui disent qu'il n'est venu que pour les prédestinés ? Les enfants vous croient là-dessus, et plusieurs autres aussi ; car vous les entretenez de ces mêmes fables dans vos sermons, comme votre Père Crasset à Orléans, qui en a été interdit. Et je vous avoue que je vous ai cru aussi autrefois. Vous m'aviez donné cette même idée de toutes ces personnes-là. De sorte que, lorsque vous les pressiez sur ces propositions, j'observais avec attention quelle serait leur réponse ; et j'étais fort disposé à ne les voir jamais, s'ils n'eussent déclaré qu'ils y renonçaient comme à des impiétés visibles. Mais ils le firent bien hautement. Car M. de Sainte-Beuve, professeur du roi en Sorbonne, censura dans ses écrits publics ces cinq propositions longtemps avant le Pape ; et ces docteurs firent paraître plusieurs écrits, et entre autres celui De la Grâce victorieuse, qu'ils produisirent en même temps, où ils rejettent ces propositions et comme hérétiques et comme étrangères. Car ils disent, dans la préface, que ce sont des propositions hérétiques et Luthériennes, fabriquées et forgées à plaisir, qui ne se trouvent ni dans Jansénius ni dans ses défenseurs ; ce sont leurs termes. Ils se plaignent de ce qu'on les leur attribue, et vous adressent pour cela ces paroles de saint Prosper, le premier disciple de saint Augustin, leur maître, à qui les Semi-Pélagiens de France en imputèrent de pareilles pour le rendre odieux. Il y a, dit ce saint, des personnes qui ont une passion si aveugle de nous décrier, qu'ils en ont pris un moyen qui ruine leur propre réputation. Car ils ont fabriqué à dessein de certaines propositions pleines d'impiétés et de blasphèmes, qu'ils envoient de tous côtés pour faire croire que nous les soutenons au même sens qu'ils ont exprimé par leur écrit. Mais on verra, par cette réponse, et notre innocence et la malice de ceux qui nous ont imputé ces impiétés, dont ils sont les uniques inventeurs.
En vérité, mon Père, lorsque je les ouïs parler de la sorte avant la Constitution ; quand je vis qu'ils la reçurent ensuite avec tout ce qui se peut de respect ; qu'ils offrirent de la souscrire, et que M. Arnauld eut déclaré tout cela, plus fortement que je ne le puis rapporter, dans toute sa seconde lettre, j'eusse cru pécher de douter de leur foi. Et en effet, ceux qui avaient voulu refuser l'absolution à leurs amis avant la lettre de M. Arnauld ont déclaré, depuis, qu'après qu'il avait si nettement condamné ces erreurs qu'on lui imputait, il n'y avait aucune raison de le retrancher, ni lui ni ses amis, de l'Eglise. Mais vous n'en avez pas usé de même ; et c'est sur quoi je commençai à me défier que vous agissiez avec passion.
Car, au lieu que vous les aviez menacés de leur faire signer cette Constitution quand vous pensiez qu'ils y résisteraient, lorsque vous vîtes qu'ils s'y portaient d'eux-mêmes, vous n'en parlâtes plus. Et, quoiqu'il semblât que vous dussiez après cela être satisfait de leur conduite, vous ne laissâtes pas de les traiter encore d'hérétiques ; parce, disiez-vous, que leur coeur démentait leur main, et qu'ils étaient catholiques extérieurement, et hérétiques intérieurement, comme vous-même l'avez dit dans votre Rép. à quelques demandes, p. 27 et 47.
Que ce procédé me parut étrange, mon Père ! Car de qui n'en peut-on pas dire autant ? Et quel trouble n'exciterait-on point par ce prétexte ? Si l'on refuse, dit saint Grégoire, Pape, de croire la confession de foi de ceux qui la donnent conforme aux sentiments de l'Eglise, on remet en doute la foi de toutes les personnes catholiques. Je craignis donc, mon Père, que votre dessein ne fût de rendre ces personnes hérétiques sans qu'ils le fussent, comme parle le même Pape sur une dispute pareille de son temps ; parce, dit-il, que ce n'est pas s'opposer aux hérésies, mais c'est faire une hérésie que de refuser de croire ceux qui par leur confession témoignent d'être dans la véritable foi : Hoc non est hoeresim purgare, sed facere. Mais je connus en vérité qu'il n'y avait point en effet d'hérétiques dans l'Eglise, quand je vis qu'ils s'étaient si bien justifiés de toutes ces hérésies, que vous ne pûtes plus les accuser d'aucune erreur contre la foi, et que vous fûtes réduits à les entreprendre seulement sur des questions de fait touchant Jansénius, qui ne pouvaient être matière d'hérésie. Car vous les voulûtes obliger à reconnaître que ces propositions étaient dans Jansénius, mot à mot, toutes, et en propres termes, comme vous l'écrivîtes encore vous-mêmes : Singulares, individuoe, totidem verbis apud Jansenium contentoe, dans vos Cavilli, p. 39.
Dès lors votre dispute commença à me devenir indifférente. Quand je croyais que vous disputiez de la vérité ou de la fausseté des propositions, je vous écoutais avec attention, car cela touchait la foi ; mais, quand je vis que vous ne disputiez plus que pour savoir si elles étaient mot à mot dans Jansénius ou non, comme la religion n'y était plus intéressée, je ne m'y intéressai plus aussi. Ce n'est pas qu'il n'y eût bien de l'apparence que vous disiez vrai : car de dire que des paroles sont mot à mot dans un auteur, c'est à quoi l'on ne peut se méprendre. Aussi je ne m'étonne pas que tant de personnes, et en France et à Rome, aient cru, sur une expression si peu suspecte, que Jansénius les avait enseignées en effet. Et c'est pourquoi je ne fus pas peu surpris d'apprendre que ce même point de fait que vous aviez proposé comme si certain et si important était faux, et qu'on vous défia de citer les pages de Jansénius où vous aviez trouvé ces propositions mot à mot, sans que vous l'ayez jamais pu faire.
Je rapporte toute cette suite parce qu'il me semble que cela découvre assez l'esprit de votre Société en toute cette affaire, et qu'on admirera de voir que, malgré tout ce que je viens de dire, vous n'ayez pas cessé de publier qu'ils étaient toujours hérétiques. Mais vous avez seulement changé leur hérésie selon le temps. Car, à mesure qu'ils se justifiaient de l'une, vos Pères en substituaient une autre, afin qu'ils n'en fussent jamais exempts. Ainsi, en 1653, leur hérésie était sur la qualité des propositions. Ensuite elle fut sur le mot à mot. Depuis vous la mîtes dans le coeur. Mais aujourd'hui on ne parle plus de tout cela ; et l'on veut qu'ils soient hérétiques, s'ils ne signent que le sens de la doctrine de Jansénius se trouve dans le sens de ces cinq propositions.
Voilà le sujet de votre dispute présente. Il ne vous suffit pas qu'ils condamnent les cinq propositions, et encore tout ce qu'il y aurait dans Jansénius qui pourrait y être conforme et contraire à saint Augustin ; car ils font tout cela. De sorte qu'il n'est pas question de savoir, par exemple, si Jésus-Christ n'est mort que pour les prédestinés ; ils condamnent cela aussi bien que vous ; mais si Jansénius est de ce sentiment-là, ou non. Et c'est sur quoi je vous déclare plus que jamais que votre dispute me touche peu, comme elle touche peu l'Eglise. Car, encore que je ne sois pas docteur non plus que vous, mon Père, je vois bien néanmoins qu'il n'y va point de la foi, puisqu'il n'est question que de savoir quel est le sens de Jansénius. S'ils croyaient que sa doctrine fût conforme au sens propre et littéral de ces propositions, ils la condamneraient ; et ils ne refusent de le faire que parce qu'ils sont persuadés qu'elle en est bien différente ; ainsi, quand ils l'entendraient mal, ils ne seraient pas hérétiques, puisqu'ils ne l'entendent qu'en un sens catholique.
Et, pour expliquer cela par un exemple, je prendrai la diversité de sentiments qui fut entre saint Basile et saint Athanase touchant les écrits de saint Denis d'Alexandrie, dans lesquels saint Basile, croyant trouver le sens d'Arius contre l'égalité du Père et du Fils, il les condamna comme hérétiques : mais saint Athanase, au contraire y croyant trouver le véritable sens de l'Eglise, il les soutint comme catholiques. Pensez-vous donc, mon Père, que saint Basile, qui tenait ces écrits pour ariens, eût droit de traiter saint Athanase d'hérétique, parce qu'il les défendait ? Et quel sujet en eût-il eu, puisque ce n'était pas l'Arianisme qu'il défendait, mais la vérité de la foi qu'il pensait y être ? Si ces deux saints fussent convenus du véritable sens de ces écrits, et qu'ils y eussent tous deux reconnu cette hérésie, sans doute saint Athanase n'eût pu les approuver sans hérésie : mais, comme ils étaient en différend touchant ce sens, saint Athanase était catholique en les soutenant, quand même il les eût mal entendus ; puisque ce n'eût été qu'une erreur de fait, et qu'il ne défendait dans cette doctrine que la foi catholique qu'il y supposait.
Je vous en dis de même, mon Père. Si vous conveniez du sens de Jansénius, et que vos adversaires fussent d'accord avec vous qu'il tient, par exemple, qu'on ne peut résister à la grâce, ceux qui refuseraient de le condamner seraient hérétiques. Mais lorsque vous disputez de son sens, et qu'ils croient que, selon sa doctrine, on peut résister à la grâce, vous n'avez aucun sujet de les traiter d'hérétiques, quelque hérésie que vous lui attribuiez vous-mêmes, puisqu'ils condamnent le sens que vous y supposez, et que vous n'oseriez condamner le sens qu'ils y supposent. Si vous voulez donc les convaincre, montrez que le sens qu'ils attribuent à Jansénius est hérétique ; car alors ils le seront eux-mêmes. Mais comment le pourriez-vous faire, puisqu'il est constant, selon votre propre aveu, que celui qu'ils lui donnent n'est point condamné ?
Pour vous le montrer clairement, je prendrai pour principe ce que vous reconnaissez vous-mêmes, que la doctrine de la grâce efficace n'a point été condamnée, et que le Pape n'y a point touché par sa Constitution. Et en effet, quand il voulut juger des cinq propositions, le point de la grâce efficace fut mis à couvert de toute censure. C'est ce qui paraît parfaitement par les Avis des Consulteurs auxquels le Pape les donna à examiner. J'ai ces Avis entre mes mains, aussi bien que plusieurs personnes dans Paris, et entre autres M. l'évêque de Montpellier, qui les apporta de Rome. On y voit que leurs opinions furent partagées, et que les principaux d'entre eux, comme le Maître du sacré Palais, le commissaire du saint Office, le Général des Augustins, et d'autres, croyant que ces propositions pouvaient être prises au sens de la grâce efficace, furent d'avis qu'elles ne devaient point être censurées ; au lieu que les autres, demeurant d'accord qu'elles n'eussent pas dû être condamnées si elles eussent eu ce sens, estimèrent qu'elles le devaient être, parce que, selon ce qu'ils déclarent, leur sens propre et naturel en était très éloigné. Et c'est pourquoi le Pape les condamna, et tout le monde s'est rendu à son jugement.
Il est donc sûr, mon Père, que la grâce efficace n'a point été condamnée. Aussi est-elle si puissamment soutenue par saint Augustin, par saint Thomas et toute son école, par tant de Papes et de Conciles, et par toute la tradition, que ce serait une impiété de la taxer d'hérésie. Or tous ceux que vous traitez d'hérétiques déclarent qu'ils ne trouvent autre chose dans Jansénius que cette doctrine de la grâce efficace ; et c'est la seule chose qu'ils ont soutenue dans Rome. Vous-mêmes l'avez reconnu, Cavill., p. 35, où vous avez déclaré qu'en parlant devant le Pape ils ne dirent aucun mot des propositions, ne verbum quidem, et qu'ils employèrent tout le temps à parler de la grâce efficace. Et ainsi, soit qu'ils se trompent ou non dans cette supposition, il est au moins sans doute que le sens qu'ils supposent n'est point hérétique, et que par conséquent ils ne le sont point. Car, pour dire la chose en deux mots, ou Jansénius n'a enseigné que la grâce efficace, et en ce cas il n'a point d'erreurs ; ou il a enseigné autre chose, et en ce cas il n'a point de défenseurs. Toute la question est donc de savoir si Jansénius a enseigné en effet autre chose que la grâce efficace ; et, si l'on trouve que oui, vous aurez la gloire de l'avoir mieux entendu : mais ils n'auront point le malheur d'avoir erré dans la foi.
Il faut donc louer Dieu, mon Père, de ce qu'il n'y a point en effet d'hérésie dans l'Eglise, puisqu'il ne s'agit en cela que d'un point de fait qui n'en peut former ; car l'Eglise décide les points de foi avec une autorité divine, et elle retranche de son corps tous ceux qui refusent de les recevoir. Mais elle n'en use pas de même pour les choses de fait ; et la raison en est que notre salut est attaché à la foi qui nous a été révélée, et qui se conserve dans l'Eglise par la tradition, mais qu'il ne dépend point des autres faits particuliers qui n'ont point été révélés de Dieu. Ainsi on est obligé de croire que les commandements de Dieu ne sont pas impossibles ; mais on n'est pas obligé de savoir ce que Jansénius a enseigné sur ce sujet. C'est pourquoi Dieu conduit l'Eglise, dans la détermination des points de la foi, par l'assistance de son esprit, qui ne peut errer ; au lieu que, dans les choses de fait, il la laisse agir par les sens et par la raison, qui en sont naturellement les juges : car il n'y a que Dieu qui ait pu instruire l'Eglise de la foi. Mais il n'y a qu'à lire Jansénius pour savoir si des propositions sont dans son livre. Et de là vient que c'est une hérésie de résister aux décisions de foi, parce que c'est opposer son esprit propre à l'esprit de Dieu. Mais ce n'est pas une hérésie, quoique ce puisse être une témérité, que de ne pas croire certains faits particuliers, parce que ce n'est qu'opposer la raison, qui peut être claire, à une autorité qui est grande, mais qui en cela n'est pas infaillible.
C'est ce que tous les théologiens reconnaissent, comme il paraît par cette maxime du Cardinal Bellarmin, de votre Société : Les Conciles généraux et légitimes ne peuvent errer en définissant les dogmes de foi ; mais ils peuvent errer en des questions de fait, Et ailleurs : Le Pape, comme Pape, et même à la tête d'un Concile universel, peut errer dans les controverses particulières de fait, qui dépendent principalement de l'information et du témoignage des hommes. Et le Cardinal Baronius de même : Il faut se soumettre entièrement aux décisions des Conciles dans les points de foi ; mais, pour ce qui concerne les personnes et leurs écrits, les censures qui en ont été faites ne se trouvent pas avoir été gardées avec tant de rigueur, parce qu'il n'y a personne à qui il ne puisse arriver d'y être trompé. C'est aussi pour cette raison que M. l'Archevêque de Toulouse a tiré cette règle des lettres de deux grands Papes, saint Léon et Pélage II : Que le propre objet des Conciles est la foi, et tout ce qui s'y résout hors de la foi peut être revu et examiné de nouveau ; au lieu qu'on ne doit plus examiner ce qui a été décidé en matière de foi, parce que, comme dit Tertullien, la règle de la foi est seule immobile et irrétractable.
De là vient qu'au lieu qu'on n'a jamais vu les Conciles généraux et légitimes contraires les uns aux autres dans les points de foi, parce que, comme dit M. de Toulouse, il n'est pas seulement permis d'examiner de nouveau ce qui a été déjà décidé en matière de foi, on a vu quelquefois ces mêmes Conciles opposés sur des points de fait où il s'agissait de l'intelligence du sens d'un auteur, parce que, comme dit encore M. de Toulouse, après les Papes qu'il cite, tout ce qui se résout dans les Conciles hors la foi peut être revu et examiné de nouveau. C'est ainsi que le IV. et le V. Concile paraissent contraires l'un à l'autre, en l'interprétation des mêmes auteurs ; et la même chose arriva entre deux Papes, sur une proposition de certains moines de Scythie ; car, après que le Pape Hormisdas l'eut condamnée en l'entendant en un mauvais sens, le Pape Jean II, son successeur, l'examinant de nouveau, et l'entendant en un bon sens, l'approuva et la déclara catholique. Diriez-vous, pour cela, qu'un de ces Papes fut hérétique ? Et ne faut-il donc pas avouer que, pourvu que l'on condamne le sens hérétique qu'un Pape aurait supposé dans un écrit, on n'est pas hérétique pour ne pas condamner cet écrit, en le prenant en un sens qu'il est certain que le Pape n'a pas condamné, puisque autrement l'un de ces deux Papes serait tombé dans l'erreur ?
J'ai voulu, mon Père, vous accoutumer à ces contrariétés qui arrivent entre les catholiques sur des questions de fait touchant l'intelligence du sens d'un auteur, en vous montrant sur cela un Père de l'Eglise contre un autre, un Pape contre un Pape, et un Concile contre un Concile, pour vous mener de là à d'autres exemples d'une pareille opposition, mais plus disproportionnée ; car vous y verrez des Conciles et des Papes d'un côté, et des Jésuites de l'autre, qui s'opposeront à leurs décisions touchant le sens d'un auteur, sans que vous accusiez vos confrères, je ne dis pas d'hérésie, mais non pas même de témérité.
Vous savez bien, mon Père, que les écrits d'Origène furent condamnés par plusieurs Conciles et par plusieurs Papes, et même par le V. Concile Général, comme contenant des hérésies, et entre autres celle de la réconciliation des démons au jour du jugement. Croyez-vous sur cela qu'il soit d'une nécessité absolue, pour être catholique, de confesser qu'Origène a tenu en effet ces erreurs, et qu'il ne suffise pas de les condamner sans les lui attribuer ? Si cela était, que deviendrait votre Père Halloix, qui a soutenu la pureté de la foi d'Origène, aussi bien que plusieurs autres catholiques qui ont entrepris la même chose, comme Pic de la Mirande et Genebrard, docteur de Sorbonne ? Et n'est-il pas certain encore que ce même V. Concile Général condamna les écrits de Théodoret contre S. Cyrille, comme impies, contraires à la vraie foi, et contenant l'hérésie Nestorienne ? Et cependant le P. Sirmond, Jésuite, n'a pas laissé de le défendre, et de dire, dans la vie de ce Père, que ces mêmes écrits sont exempts de cette hérésie Nestorienne.
Vous voyez donc, mon Père, que, quand l'Eglise condamne des écrits, elle y suppose une erreur qu'elle y condamne ; et alors il est de foi que cette erreur est condamnée, mais qu'il n'est pas de foi que ces écrits contiennent en effet l'erreur que l'Eglise y suppose. Je crois que cela est assez prouvé ; et ainsi je finirai ces exemples par celui du Pape Honorius, dont l'histoire est si connue. On sait qu'au commencement du septième siècle, l'Eglise étant troublée par l'hérésie des Monothélites, ce Pape, pour terminer le différend, fit un décret qui semblait favoriser ces hérétiques, de sorte que plusieurs en furent scandalisés. Cela se passa néanmoins avec peu de bruit sous son Pontificat : mais, cinquante ans après, l'Eglise étant assemblée dans le sixième Concile Général, où le Pape Agathon présidait par ses légats, ce décret y fut déféré ; et après avoir élu lu et examiné, il fut condamné comme contenant l'hérésie des Monothélites, et brûlé en cette qualité en pleine assemblée, avec les autres écrits de ces hérétiques. Et cette décision fut reçue avec tant de respect et d'uniformité dans toute l'Eglise, qu'elle fut confirmée ensuite par deux autres Conciles Généraux, et même par les Papes Léon Il et Adrien II, qui vivait deux cents ans après, sans que personne ait troublé ce consentement si universel et si paisible durant sept ou huit siècles. Cependant quelques auteurs de ces derniers temps, et entre autres le Cardinal Bellarmin, n'ont pas cru se rendre hérétiques pour avoir soutenu, contre tant de Papes et de Conciles, que les écrits d'Honorius sont exempts de l'erreur qu'ils avaient déclaré y être : Parce, dit-il, que, des Conciles Généraux pouvant errer dans les questions de fait, on peut dire en toute assurance que le VI. Concile s'est trompé en ce fait-là, et que, n'ayant pas bien entendu le sens des lettres d'Honorius, il a mis à tort ce pape au nombre des hérétiques.
Remarquez donc bien, mon Père, que ce n'est pas être hérétique de dire que le pape Honorius ne l'était pas, encore que plusieurs Papes et plusieurs Conciles l'eussent déclaré, et même après l'avoir examiné. Je viens donc maintenant à notre question, et je vous permets de faire votre cause aussi bonne que vous le pourrez. Que direz-vous, mon Père, pour rendre vos adversaires hérétiques ? Que le Pape Innocent X a déclaré que l'erreur des cinq propositions est dans Jansénius ? Je vous laisse dire tout cela. Qu'en concluez-vous : Que c'est être hérétique de ne pas reconnaître que l'erreur des cinq propositions est dans Jansénius ? Que vous en semble-t-il, mon Père ? N'est-ce donc pas ici une question de fait de même nature que les précédentes ? Le Pape a déclaré que l'erreur des cinq propositions est dans Jansénius, de même que ses prédécesseurs avaient déclaré que l'erreur des Nestoriens et des Monothélites était dans les écrits de Théodoret et d'Honorius. Sur quoi vos Pères ont écrit qu'ils condamnent bien ces hérésies, mais qu'ils ne demeurent pas d'accord que ces auteurs les aient tenues ; de même que vos adversaires disent aujourd'hui qu'ils condamnent bien ces cinq propositions, mais qu'ils ne sont pas d'accord que Jansénius les ait enseignées. En vérité, mon Père, ces cas-là sont bien semblables ; et s'il s'y trouve quelque différence, il est aisé de voir combien elle est à l'avantage de la question présente, par la comparaison de plusieurs circonstances particulières qui sont visibles d'elles-mêmes, et que je ne m'arrête pas à rapporter. D'où vient donc, mon Père, que, dans une même cause, vos Pères sont catholiques, et vos adversaires hérétiques ? Et par quelle étrange exception les privez-vous d'une liberté que vous donnez à tout le reste des fidèles ?
Que direz-vous sur cela, mon Père ? Que le Pape a confirmé sa Constitution par un Bref ? Je vous répondrai que deux Conciles généraux et deux Papes ont confirmé la condamnation des lettres d'Honorius. Mais quelle force prétendez-vous faire sur les paroles de ce Bref par lesquelles le Pape déclare qu'il a condamné la doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions ? Qu'est-ce que cela ajoute à la Constitution, et que s'ensuit-il de là, sinon que, comme le VI. Concile condamna la doctrine d'Honorius, parce qu'il croyait qu'elle était la même que celle des Monothélites, de même le Pape a dit qu'il a condamné la doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions, parce qu'il a supposé qu'elle était la même que ces cinq propositions ? Et comment ne l'eût-il pas cru ? Votre Société ne publie autre chose ; et vous-même, mon Père, qui avez dit qu'elles y sont mot à mot, vous étiez à Rome au temps de la censure, car je vous rencontre partout. Se fût-il défié de la sincérité ou de la suffisance de tant de religieux graves ? Et comment n'eût-il pas cru que la doctrine de Jansénius était la même que celle des cinq propositions, dans l'assurance que vous lui aviez donnée qu'elles étaient mot à mot de cet auteur ? Il est donc visible, mon Père, que, s'il se trouve que Jansénius ne les ait pas tenues, il ne faudra pas dire, comme vos Pères ont fait dans leurs exemples, que le Pape s'est trompé en ce point de fait, ce qu'il est toujours fâcheux de publier : mais il ne faudra que dire que vous avez trompé le Pape ; ce qui n'apporte plus de scandale, tant on vous connaît maintenant.
Ainsi, mon Père, toute cette matière est bien éloignée de pouvoir former une hérésie. Mais comme vous voulez en faire une à quelque prix que ce soit, vous avez essayé de détourner la question du point de fait pour la mettre en un point de foi ; et c'est ce que vous faites en cette sorte : Le Pape, dites-vous, déclare qu'il a condamné la doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions : donc il est de foi que la doctrine de Jansénius touchant ces cinq propositions est hérétique, telle qu'elle soit. Voilà, mon Père, un point de foi bien étrange, qu'une doctrine est hérétique telle qu'elle puisse être. Et quoi ! si, selon Jansénius, on peut résister à la grâce intérieure, et s'il est faux selon lui, que Jésus-Christ ne soit mort que pour les seuls prédestinés, cela sera-t-il aussi condamné, parce que c'est sa doctrine ? Sera-t-il vrai, dans la Constitution du Pape, que l'on a la liberté de faire le bien et le mal, et cela sera-t-il faux dans Jansénius ? Et par quelle fatalité sera-t-il si malheureux, que la vérité devienne hérésie dans son livre ? Ne faut-il donc pas confesser qu'il n'est hérétique qu'au cas qu'il soit conforme à ces erreurs condamnées ; puisque la Constitution du Pape est la règle à laquelle on doit appliquer Jansénius pour juger de ce qu'il est selon le rapport qu'il y aura, et qu'ainsi on résoudra cette question, savoir si sa doctrine est hérétique, par cette autre question de fait, savoir si elle est conforme au sens naturel de ces propositions, étant impossible qu'elle ne soit hérétique, si elle y est conforme, et qu'elle ne soit catholique, si elle y est contraire ? Car enfin, puisque selon le Pape et les évêques, les propositions sont condamnées en leur sens propre et naturel, il est impossible qu'elles soient condamnées au sens de Jansénius, sinon au cas que le sens de Jansénius soit le même que le sens propre et naturel de ces propositions, ce qui est un point de fait.
La question demeure donc toujours dans ce point de fait, sans qu'on puisse en aucune sorte l'en tirer pour la mettre dans le droit. Et ainsi on n'en peut faire une matière d'hérésie ; mais vous en pourriez bien faire un prétexte de persécution, s'il n'y avait sujet d'espérer qu'il ne se trouvera point de personnes qui entrent assez dans vos intérêts pour suivre un procédé si injuste, et qui veuillent contraindre de signer, comme vous le souhaitez, que l'on condamne ces propositions au sens de Jansénius, sans expliquer ce que c'est que ce sens de Jansénius. Peu de gens sont disposés à signer une confession de foi en blanc. Or, c'en serait signer une en blanc, qu'on remplirait ensuite de tout ce qu'il vous plairait, puisqu'il vous serait libre d'interpréter à votre gré ce que c'est que ce sens de Jansénius qu'on n'aurait pas expliqué. Qu'on l'explique donc auparavant, autrement vous nous feriez encore ici un pouvoir prochain, abstrahendo, ab omni sensu. Vous savez que cela ne réussit pas dans le monde. On y hait l'ambiguïté, et surtout en matière de foi, où il est bien juste d'entendre pour le moins ce que c'est que l'on condamne. Et comment se pourrait-il faire que des docteurs, qui sont persuadés que Jansénius n'a point d'autre sens que celui de la grâce efficace, consentissent à déclarer qu'ils condamnent sa doctrine sans l'expliquer, puisque, dans la créance qu'ils en ont, et dont on ne les retire point, ce ne serait autre chose que condamner la grâce efficace, qu'on ne peut condamner sans crime ? Ne serait-ce donc pas une étrange tyrannie de les mettre dans cette malheureuse nécessité, ou de se rendre coupables devant Dieu, s'ils signaient cette condamnation contre leur conscience, ou d'être traités d'hérétiques, s'ils refusaient de le faire ?
Mais tout cela se conduit avec mystère. Toutes vos démarches sont politiques. Il faut que j'explique pourquoi vous n'expliquez pas ce sens de Jansénius. Je n'écris que pour découvrir vos desseins, et pour les rendre inutiles en les découvrant. Je dois donc apprendre à ceux qui l'ignorent que votre principal intérêt dans cette dispute étant de relever la grâce suffisante de votre Molina, vous ne le pouvez faire sans ruiner la grâce efficace, qui y est tout opposée. Mais comme vous voyez celle-ci aujourd'hui autorisée à Rome, et parmi tous les savants de l'Eglise, ne la pouvant combattre en elle-même, vous vous êtes avisés de l'attaquer sans qu'on s'en aperçoive, sous le nom de la doctrine de Jansénius. [Ainsi il a fallu que vous ayez recherché de faire condamner Jansénius] sans l'expliquer, et que, pour y réussir, vous ayez fait entendre que sa doctrine n'est point celle de la grâce efficace, afin qu'on croie pouvoir condamner l'une sans l'autre. De là vient que vous essayez aujourd'hui de le persuader à ceux qui n'ont aucune connaissance de cet auteur. Et c'est ce que vous faites encore vous-même, mon Père, dans vos Cavilli, p. 23, par ce fin raisonnement : Le Pape a condamné la doctrine de Jansénius ; or, le Pape n'a pas condamné la doctrine de la grâce efficace : donc la doctrine de la grâce efficace est différente de celle de Jansénius. Si cette preuve était concluante, on montrerait de même qu'Honorius et tous ceux qui le soutiennent sont hérétiques en cette sorte : le VI. Concile a condamné la doctrine d'Honorius ; or, le Concile n'a pas condamné la doctrine de l'Eglise ; donc la doctrine d'Honorius est différente de celle de l'Eglise ; donc tous ceux qui le défendent sont hérétiques. Il est visible que cela ne conclut rien, puisque le Pape n'a condamné que la doctrine des cinq propositions, qu'on lui a fait entendre être celle de Jansénius.
Mais il n'importe ; car vous ne voulez pas vous servir longtemps de ce raisonnement. Il durera assez, tout faible qu'il est, pour le besoin que vous en avez. Il ne vous est nécessaire que pour faire que ceux qui ne veulent pas condamner la grâce efficace condamnent Jansénius sans scrupule. Quand cela sera fait, on oubliera bientôt votre argument, et les signatures demeurant en témoignage éternel de la condamnation de Jansénius, vous prendrez l'occasion d'attaquer directement la grâce efficace, par cet autre raisonnement bien plus solide, que vous formerez, en son temps : La doctrine de Jansénius, direz-vous, a été condamnée par les souscriptions universelles de toute l'Eglise : Or, cette doctrine est manifestement celle de la grâce efficace ; et vous prouverez cela bien facilement. Donc la doctrine de la grâce efficace est condamnée par l'aveu même de ses défenseurs.
Voilà pourquoi vous proposez de signer cette condamnation d'une doctrine sans l'expliquer. Voilà l'avantage que vous prétendez tirer de ces souscriptions. Mais si vos adversaires y résistent, vous tendez un autre piège à leur refus. Car, ayant joint adroitement la question de foi à celle de fait, sans vouloir permettre qu'ils l'en séparent, ni qu'ils signent l'une sans l'autre, comme ils ne pourront souscrire les deux ensemble, vous irez publier partout qu'ils ont refusé les deux ensemble. Et ainsi, quoiqu'ils ne refusent en effet que de reconnaître que Jansénius ait tenu ces propositions qu'ils condamnent, ce qui ne peut faire d'hérésie, vous direz hardiment qu'ils ont refusé de condamner les propositions en elles-mêmes, et que c'est là leur hérésie.
Voilà le fruit que vous tireriez de leur refus, qui ne vous serait pas moins utile que celui que vous tireriez de leur consentement. De sorte que, si on exige ces signatures, ils tomberont toujours dans vos embûches, soit qu'ils signent, ou qu'ils ne signent pas ; et vous aurez votre compte de part ou d'autre : tant vous avez eu d'adresse à mettre les choses en état de vous être toujours avantageuses, quelque pente qu'elles puissent prendre.
Que je vous connais bien, mon Père ; et que j'ai de douleur de voir que Dieu vous abandonne, jusqu'à vous faire réussir si heureusement dans une conduite si malheureuse ! Votre bonheur est digne de compassion, et ne peut être envié que par ceux qui ignorent quel est le véritable bonheur. C'est être charitable que de traverser celui que vous recherchez en toute cette conduite ; puisque vous ne l'appuyez que sur le mensonge, et que vous ne tendez qu'à faire croire l'une de ces deux faussetés : ou que l'Eglise a condamné la grâce efficace, ou que ceux qui la défendent soutiennent les cinq erreurs condamnées.
Il faut donc apprendre à tout le monde, et que la grâce efficace n'est pas condamnée par votre propre aveu, et que personne ne soutient ces erreurs ; afin qu'on sache que ceux qui refuseraient de signer ce que vous voudriez qu'on exigeât d'eux ne le refusent qu'à cause de la question de fait ; et qu'étant prêts à signer celle de foi, ils ne sauraient être hérétiques par ce refus ; puisqu'enfin il est bien de foi que ces propositions sont hérétiques, mais qu'il ne sera jamais de foi qu'elles soient de Jansénius. Ils sont sans erreur, cela suffit. Peut-être interprètent-ils Jansénius trop favorablement ; mais peut-être ne l'interprétez-vous pas assez favorablement. Je n'entre pas là-dedans. Je sais au moins que, selon vos maximes, vous croyez pouvoir sans crime publier qu'il est hérétique contre votre propre connaissance ; au lieu que, selon les leurs, ils ne pourraient sans crime dire qu'il est catholique, s'ils n'en étaient persuadés. Ils sont donc plus sincères que vous, mon Père ; ils ont plus examiné Jansénius que vous ; ils ne sont pas moins intelligents que vous ; ils ne sont donc pas moins croyables que vous. Mais quoi qu'il en soit de ce point de fait, ils sont certainement catholiques, puisqu'il n'est pas nécessaire, pour l'être, de dire qu'un autre ne l'est pas, et que, sans charger personne d'erreur, c'est assez de s'en décharger soi-même.
Dix-huitième lettre au révérend père Annat, jésuite
Le 24 mars 1657.
Mon Révérend Père,
Il y a longtemps que vous travaillez à trouver quelque erreur dans vos adversaires ; mais je m'assure que vous avouerez à la fin qu'il n'y a peut-être rien de si difficile que de rendre hérétiques ceux qui ne le sont pas, et qui ne fuient rien tant que de l'être. J'ai fait voir, dans ma dernière Lettre, combien vous leur aviez imputé d'hérésies l'une après l'autre, manque d'en trouver une que vous ayez pu longtemps maintenir ; de sorte qu'il ne vous était plus resté que de les en accuser, sur ce qu'ils refusaient de condamner le sens de Jansénius, que vous vouliez qu'ils condamnassent sans qu'on l'expliquât. C'était bien manquer d'hérésies à leur reprocher que d'en être réduit là. Car qui a jamais ouï parler d'une hérésie que l'on ne puisse exprimer ? Aussi on vous a facilement répondu, en vous représentant que, si Jansénius n'a point d'erreurs, il n'est pas juste de le condamner ; et que, s'il en a, vous deviez les déclarer, afin que l'on sût au moins ce que c'est que l'on condamne. Vous ne l'aviez néanmoins jamais voulu faire ; mais vous aviez essayé de fortifier votre prétention par des décrets qui ne faisaient rien pour vous, puisqu'on n'y explique en aucune sorte le sens de Jansénius, qu'on dit avoir été condamné dans ces cinq propositions. Or ce n'était pas là le moyen de terminer vos disputes. Si vous conveniez de part et d'autre du véritable sens de Jansénius, et que vous ne fussiez plus en différend que de savoir si ce sens est hérétique ou non, alors les jugements qui déclareraient que ce sens est hérétique toucheraient ce qui serait véritablement en question. Mais la grande dispute étant de savoir quel est ce sens de Jansénius, les uns disant qu'ils n'y voient que le sens de saint Augustin et de saint Thomas ; et les autres, qu'ils y en voient un qui est hérétique, et qu'ils n'expriment point ; il est clair qu'une Constitution qui ne dit pas un mot touchant ce différend, et qui ne fait que condamner en général le sens de Jansénius sans l'expliquer, ne décide rien de ce qui est en dispute.
C'est pourquoi l'on vous a dit cent fois que votre différend n'étant que sur ce fait, vous ne le finiriez jamais qu'en déclarant ce que vous entendez par le sens de Jansénius. Mais comme vous vous étiez toujours opiniâtrés à le refuser, je vous ai enfin poussé dans la dernière Lettre, où j'ai fait entendre que ce n'est pas sans mystère que vous aviez entrepris de faire condamner ce sens sans l'expliquer, et que votre dessein était de faire retomber un jour cette condamnation indéterminée sur la doctrine de la grâce efficace, en montrant que ce n'est autre chose que celle de Jansénius, ce qui ne vous serait pas difficile. Cela vous a mis dans la nécessité de répondre ; car, si vous vous fussiez encore obstinés après cela à ne point expliquer ce sens, il eût paru aux moins éclairés que vous n'en vouliez en effet qu'à la grâce efficace ; ce qui eût été la dernière confusion pour vous, dans la vénération qu'a l'Eglise pour une doctrine si sainte.
Vous avez donc été obligé de vous déclarer ; et c'est ce que vous venez de faire en répondant à ma Lettre, où je vous avais représenté que si Jansénius avait, sur ces cinq propositions, quelque autre sens que celui de la grâce efficace, il n'avait point de défenseurs ; mais que, s'il n'avait point d'autre sens que celui de la grâce efficace, il n'avait point d'erreurs. Vous n'avez pu désavouer cela, mon Père ; mais vous y faites une distinction en cette sorte, page 21 : Il ne suffi pas, dites-vous, pour justifier Jansénius, de dire qu'il ne tient que la grâce efficace, parce qu'on la peut tenir en deux manières : l'une hérétique, selon Calvin, qui consiste à dire que la volonté mue par la grâce n'a pas le pouvoir d'y résister ; l'autre, orthodoxe, selon les Thomistes et les Sorbonnistes, qui est fondée sur des principes établis par les Conciles, qui est que la grâce efficace par elle-même gouverne la volonté de telle sorte, qu'on a toujours le pouvoir d'y résister.
On vous accorde tout cela, mon Père, et vous finissez en disant que Jansénius serait catholique, s'il défendait la grâce efficace selon les Thomistes : mais qu'il est hérétique, parce qu'il est contraire aux Thomistes et conforme à Calvin, qui nie le pouvoir de résister à la grâce. Je n'examine pas ici, mon Père, ce point de fait ; savoir, si Jansénius est en effet conforme à Calvin. Il me suffit que vous le prétendiez, et que vous nous fassiez savoir aujourd'hui que, par le sens de Jansénius, vous n'avez entendu autre chose que celui de Calvin. N'était-ce donc que cela, mon Père, que vous vouliez dire ? N'était-ce que l'erreur de Calvin que vous vouliez faire condamner sous le nom du sens de Jansénius ? Que ne le déclariez-vous plus tôt ? Vous vous fussiez bien épargné de la peine ; car, sans Bulles ni Brefs, tout le monde eût condamné cette erreur avec vous. Que cet éclaircissement était nécessaire, et qu'il lève de difficultés ! Nous ne savions, mon Père, quelle erreur les Papes et les évêques avaient voulu condamner sous le nom du sens de Jansénius. Toute l'Eglise en était dans une peine extrême, et personne ne nous le voulait expliquer. Vous le faites maintenant mon Père, vous que tout votre parti considère comme le chef et le premier moteur de tous ses conseils, et qui savez le secret de toute cette conduite. Vous nous l'avez donc dit, que ce sens de Jansénius n'est autre chose que le sens de Calvin condamné par le Concile. Voilà bien des doutes résolus. Nous savons maintenant que l'erreur qu'ils ont eu dessein de condamner sous ces termes du sens de Jansénius n'est autre chose que le sens de Calvin, et qu'ainsi nous demeurons dans l'obéissance à leurs décrets en condamnant avec eux ce sens de Calvin qu'ils ont voulu condamner. Nous ne sommes plus étonnés de voir que les Papes et quelques évêques aient été si zélés contre le sens de Jansénius. Comment ne l'auraient-ils pas été, mon Père, ayant créance en ceux qui disent publiquement que ce sens est le même que celui de Calvin ?
Je vous déclare donc, mon Père, que vous n'avez plus rien à reprendre en vos adversaires, parce qu'ils détestent assurément ce que vous détestez. Je suis seulement étonné de voir que vous l'ignoriez, et que vous ayez si peu de connaissance de leurs sentiments sur ce sujet, qu'ils ont tant de fois déclarés dans leurs ouvrages. Je m'assure que, si vous en étiez mieux informé, vous auriez du regret de ne vous être pas instruit avec un esprit de paix d'une doctrine si pure et si chrétienne, que la passion vous fait combattre sans la connaître. Vous verriez, mon Père, que non seulement ils tiennent qu'on résiste effectivement à ces grâces faibles, qu'on appelle excitantes ou inefficaces, en n'exécutant pas le bien qu'elles nous inspirent, mais qu'ils sont encore aussi fermes à soutenir contre Calvin le pouvoir que la volonté a de résister même à la grâce efficace et victorieuse qu'à défendre contre Molina le pouvoir de cette grâce sur la volonté, aussi jaloux de l'une de ces vérités que de l'autre. Ils ne savent que trop que l'homme, par sa propre nature, a toujours le pouvoir de pécher et de résister à la grâce, et que, depuis sa corruption, il porte un fonds malheureux de concupiscence, qui lui augmente infiniment ce pouvoir ; mais que néanmoins, quand il plaît à Dieu de le toucher par sa miséricorde, il lui fait faire ce qu'il veut et en la manière qu'il le veut, sans que cette infaillibilité de l'opération de Dieu détruise en aucune sorte la liberté naturelle de l'homme, par les secrètes et admirables manières dont Dieu opère ce changement, que saint Augustin a si excellemment expliquées, et qui dissipent toutes les contradictions imaginaires que les ennemis de la grâce efficace se figurent entre le pouvoir souverain de la grâce sur le libre arbitre et la puissance qu'a le libre arbitre de résister à la grâce ; car, selon ce grand saint, que les Papes de l'Eglise ont donné pour règle en cette matière, Dieu change le coeur de l'homme par une douceur céleste qu'il y répand, qui, surmontant la délectation de la chair, fait que l'homme sentant d'un côté sa mortalité et son néant, et découvrant de l'autre la grandeur et l'éternité de Dieu, conçoit du dégoût pour les délices du péché, qui le séparent du bien incorruptible. Trouvant sa plus grande joie dans le Dieu qui le charme, il s'y porte infailliblement de lui-même, par un mouvement tout libre, tout volontaire, tout amoureux ; de sorte que ce lui serait une peine et un supplice de s'en séparer. Ce n'est pas qu'il ne puisse toujours s'en éloigner, et qu'il ne s'en éloignât effectivement, s'il le voulait. Mais comment le voudrait-il, puisque la volonté ne se porte jamais qu'à ce qu'il lui plaît le plus, et que rien ne lui plaît tant alors que ce bien unique, qui comprend en soi tous les autres biens ? Quod enim amplius nos delectat, secundum id operemur necesse est, comme dit saint Augustin.
C'est ainsi que Dieu dispose de la volonté libre de l'homme sans lui imposer de nécessité ; et que le libre arbitre, qui peut toujours résister à la grâce, mais qui ne le veut pas toujours, se porte aussi librement qu'infailliblement à Dieu, lorsqu'il veut l'attirer par la douceur de ses inspirations efficaces.
Ce sont là, mon Père, les divins principes de saint Augustin et de saint Thomas, selon lesquels il est véritable que nous pouvons résister à la grâce, contre l'opinion de Calvin ; et que néanmoins, comme dit le pape Clément VIII, dans son écrit adressé à la Congrégation De auxiliis : Dieu forme en nous le mouvement de notre volonté, et dispose efficacement de notre coeur, par l'empire que sa majesté suprême a sur les volontés des hommes, aussi bien que sur le reste des créatures qui sont sous le ciel, selon saint Augustin.
C'est encore selon ces principes que nous agissons de nous-mêmes ; ce qui fait que nous avons des mérites qui sont véritablement nôtres, contre l'erreur de Calvin, et que néanmoins, Dieu étant le premier principe de nos actions et faisant en nous ce qui lui est agréable, comme dit saint Paul, nos mérites sont des dons de Dieu, comme dit le Concile de Trente.
C'est par là qu'est détruite cette impiété de Luther, condamnée par le même Concile, que nous ne coopérons en aucune sorte à notre salut, non plus que des choses inanimées ; et c'est par là qu'est encore détruite l'impiété de l'école de Molina, qui ne veut pas reconnaître que c'est la force de la grâce même qui fait que nous coopérons avec elle dans l'oeuvre de notre salut : par où il ruine ce principe de foi établi par saint Paul, que c'est Dieu qui forme en nous et la volonté et l'action.
Et c'est enfin par ce moyen que s'accordent tous ces passages de l'Ecriture, qui semblent les plus opposés : Convertissez-vous à Dieu : Seigneur, convertissez-nous à vous. Rejetez vos iniquités hors de vous : c'est Dieu qui ôte les iniquités de son peuple. Faites des oeuvres dignes de pénitence : Seigneur, vous avez fait en nous toutes nos oeuvres. Faites-vous un coeur nouveau et un esprit nouveau : Je vous donnerai un esprit nouveau, et je créerai en vous un coeur nouveau, etc.
L'unique moyen d'accorder ces contrariétés apparentes qui attribuent nos bonnes actions tantôt à Dieu et tantôt à nous, est de reconnaître que, comme dit saint Augustin , nos actions sont nôtres, à cause du libre arbitre qui les produit ; et qu'elles sont aussi de Dieu, à cause de sa grâce qui fait que notre [libre] arbitre les produit. Et que, comme il dit ailleurs, Dieu nous fait faire ce qu'il lui plaît, en nous faisant vouloir ce que nous pourrions ne vouloir pas : A Deo factum est ut vellent quod nolle potuissent.
Ainsi, mon Père, vos adversaires sont parfaitement d'accord avec les nouveaux Thomistes mêmes, puisque les Thomistes tiennent comme eux, et le pouvoir de résister à la grâce, et l'infaillibilité de l'effet de la grâce, qu'ils font profession de soutenir si hautement, selon cette maxime capitale de leur doctrine, qu'Alvarez, l'un des plus considérables d'entre eux, répète si souvent dans son livre, et qu'il exprime, Disp. 72, n. 4, en ces termes : Quand la grâce efficace meut le libre arbitre, il consent infailliblement, parce que l'effet de la grâce est de faire qu'encore qu'il puisse ne pas consentir, il consente néanmoins en effet. Dont il donne pour raison celle-ci de saint Thomas, son Maître ; Que la volonté de Dieu ne peut manquer d'être accomplie ; et qu'ainsi, quand il veut qu'un homme consente à la grâce, il consent infailliblement, et même nécessairement, non pas d'une nécessité absolue, mais d'une nécessité d'infaillibilité. En quoi la grâce ne blesse pas le pouvoir qu'on a de résister si on le veut ; puisqu'elle fait seulement qu'on ne veut pas y résister, comme votre Père Pétau le reconnaît en ces termes, to. I, p. 602 : La grâce de Jésus-Christ fait qu'on persévère infailliblement dans la piété, quoique non par nécessité : car on peut n'y pas consentir si on le veut, comme dit le Concile ; mais cette même grâce fait que l'on ne le veut pas.
C'est là, mon Père, la doctrine constante de saint Augustin de saint Prosper, des Pères qui les ont suivis, des Conciles, de saint Thomas, de tous les Thomistes en général. C'est aussi celle de vos adversaires, quoique vous ne l'ayez pas pensé ; et c'est enfin celle que vous venez d'approuver vous-même en ces termes : La doctrine de la grâce efficace, qui reconnaît qu'on a le pouvoir d'y résister, est orthodoxe, appuyée sur les Conciles, et soutenue par les Thomistes et les Sorbonnistes. Dites la vérité, mon Père : si vous eussiez su que vos adversaires tiennent effectivement cette doctrine, peut-être que l'intérêt de votre Compagnie vous eût empêché d'y donner cette approbation publique : mais, vous étant imaginé qu'ils y étaient opposés, ce même intérêt de votre Compagnie vous a porté à autoriser des sentiments que vous croyiez contraires aux leurs ; et par cette méprise, voulant ruiner leurs principes, vous les avez vous-même parfaitement établis. De sorte qu'on voit aujourd'hui, par une espèce de prodige, les défenseurs de la grâce efficace justifiés par les défenseurs de Molina : tant la conduite de Dieu est admirable pour faire concourir toutes choses à la gloire de sa vérité.
Que tout le monde apprenne donc, par votre propre déclaration, que cette vérité de la grâce efficace, nécessaire à toutes les actions de piété, qui est si chère à l'Eglise, et qui est le prix du sang de son Sauveur, est si constamment catholique, qu'il n'y a pas un catholique, jusques aux Jésuites mêmes, qui ne la reconnaisse pour orthodoxe. Et l'on saura en même temps, par votre propre confession, qu'il n'y a pas le moindre soupçon d'erreur dans ceux que vous en avez tant accusés, car, quand vous leur en imputiez de cachées sans les vouloir découvrir, il leur était aussi difficile de s'en défendre qu'il vous était facile de les en accuser de cette sorte ; mais maintenant que vous venez de déclarer que cette erreur qui vous oblige à les combattre est celle de Calvin, que vous pensiez qu'ils soutinssent, il n'y a personne qui ne voie clairement qu'ils sont exempts de toute erreur, puisqu'ils sont si contraires à la seule que vous leur imposez, et qu'ils protestent, par leurs discours, par leurs livres, et par tout ce qu'ils peuvent produire pour témoigner leurs sentiments, qu'ils condamnent cette hérésie de tout leur coeur, et de la même manière que font les Thomistes, que vous reconnaissez sans difficulté pour catholiques, et qui n'ont jamais été suspects de ne le pas être.
Que direz-vous donc maintenant contre eux, mon Père ? Qu'encore qu'ils ne suivent pas le sens de Calvin, ils sont néanmoins hérétiques, parce qu'ils ne veulent pas reconnaître que le sens de Jansénius est le même que celui de Calvin ? Oseriez-vous dire que ce soit là une matière d'hérésie ? Et n'est-ce pas une pure question de fait qui n'en peut former ? C'en serait bien une de dire qu'on n'a pas le pouvoir de résister à la grâce efficace ; mais en est-ce une de douter si Jansénius le soutient ? Est-ce une vérité révélée ? Est-ce un article de foi qu'il faille croire sur peine de damnation ? Et n'est-ce pas malgré vous un point de fait pour lequel il serait ridicule de prétendre qu'il y eût des hérétiques dans l'Eglise ?
Ne leur donnez donc plus ce nom, mon Père, mais quelque autre qui soit proportionné à la nature de votre différend. Dites que ce sont des ignorants et des stupides, et qu'ils entendent mal Jansénius ; ce seront des reproches assortis à votre dispute ; mais de les appeler hérétiques, cela n'y a nul rapport. Et comme c'est la seule injure dont je les veux défendre, je ne me mettrai pas beaucoup en peine de montrer qu'ils entendent bien Jansénius. Tout ce que je vous en dirai est qu'il me semble, mon Père, qu'en le jugeant par vos propres règles, il est difficile qu'il ne passe pour catholique, car voici ce que vous établissez pour l'examiner.
Pour savoir, dites-vous, si Jansénius est à couvert, il faut savoir s'il défend la grâce efficace à la manière de Calvin, qui nie qu'on ait le pouvoir d'y résister ; car alors il serait hérétique : ou à la manière des Thomistes, qui l'admettent, car alors il serait Catholique. Voyez donc, mon Père, s'il tient qu'on a le pouvoir de résister, quand il dit, dans des traités entiers, et entre autres, au t. 3, l. 8, c. 20, qu'on a toujours le pouvoir de résister à la grâce, selon le Concile : Que le libre arbitre peut toujours agir et n'agir pas, vouloir et ne vouloir pas, consentir et ne consentir pas, faire le bien et le mal, que l'homme en cette vie a toujours ces deux libertés, que vous appelez [de contrariété et]de contradiction. Voyez de même s'il n'est pas contraire à l'erreur de Calvin, telle que vous même la représentez, lui qui montre, dans tout le chap. 21, que l'Eglise a condamné cet hérétique, qui soutient que la grâce n'agit pas sur le libre arbitre en la manière qu'on l'a cru si longtemps dans l'Eglise, en sorte qu'il soit ensuite au pouvoir du libre arbitre de consentir ou de ne consentir pas, au lieu que, selon saint Augustin et le Concile, on a toujours le pouvoir de ne consentir pas, si on le Peul, et que, selon saint Prosper, Dieu donne à ses élus mêmes la volonté de persévérer, en sorte qu'il ne leur ôte pas la puissance de vouloir le contraire. Et enfin jugez s'il n'est pas d'accord avec les Thomistes, lorsqu'il déclare, c. 4, que tout ce que les Thomistes ont écrit pour accorder l'efficacité de la grâce avec le pouvoir d'y résister est si conforme à son sens, qu'on n'a qu'à voir leurs livres pour y apprendre ses sentiments : Quod ipsi dixerunt, dictum puta.
Voilà comme il parle sur tous ces chefs, et c'est sur quoi je m'imagine qu'il croit le pouvoir de résister à la grâce ; qu'il est contraire à Calvin, et conforme aux Thomistes, parce qu'il le dit, et qu'ainsi il est catholique selon vous. Que si vous avez quelque voie pour connaître le sens d'un auteur autrement que par ses expressions, et que, sans rapporter aucun de ses passages, vous vouliez soutenir, contre toutes ses paroles, qu'il nie le pouvoir de résister, et qu'il est pour Calvin contre les Thomistes, n'ayez pas peur, mon Père, que je vous accuse d'hérésie pour cela : je dirai seulement qu'il semble que vous entendez mal Jansénius ; mais nous n'en serons pas moins enfants de la même Eglise.
D'où vient donc, mon Père, que vous agissez dans ce différend d'une manière si passionnée, et que vous traitez comme vos plus cruels ennemis, et comme les plus dangereux hérétiques, ceux que vous ne pouvez accuser d'aucune erreur, ni d'autre chose, sinon qu'ils n'entendent pas Jansénius comme vous ? Car de quoi disputez-vous, sinon du sens de cet auteur ? Vous voulez qu'ils le condamnent, mais il vous demandent ce que vous entendez par là. Vous dites que vous entendez l'erreur de Calvin ; ils répondent qu'ils la condamnent : et ainsi, si vous n'en voulez pas aux syllabes, mais à la chose qu'elles signifient, vous devez être satisfait. S'ils refusent de dire qu'ils condamnent le sens de Jansénius, c'est parce qu'ils croient que c'est celui de saint Thomas. Et ainsi, ce mot est bien équivoque entre vous. Dans votre bouche il signifie le sens de Calvin ; dans la leur, c'est le sens de saint Thomas ; de sorte que ces différentes idées que vous avez d'un même terme, causant toutes vos divisions, si j'étais maître de vos disputes, je vous interdirais le mot de Jansénius de part et d'autre. Et ainsi, en n'exprimant que ce que vous entendez par là, on verrait que vous ne demandez autre chose que la condamnation du sens de Calvin, à quoi ils consentent ; et qu'ils ne demandent autre chose que la défense du sens de saint Augustin et de saint Thomas, en quoi vous êtes tous d'accord.
Je vous déclare donc, mon Père, que, pour moi, je les tiendrai toujours pour catholiques, soit qu'ils condamnent Jansénius, s'ils y trouvent des erreurs, soit qu'ils ne le condamnent point, quand ils n'y trouvent que ce que vous-même déclarez être catholique ; et que je leur parlerai comme saint Jérôme à Jean, évêque de Jérusalem, accusé de tenir huit propositions d'Origène. Ou condamnez Origène, disait ce saint, si vous reconnaissez qu'il a tenu ces erreurs, ou bien niez qu'il les ait tenues : Aut nega hoc dixisse eum qui arguitur ; aut, si locutus est talia, eum damna qui dixerit.
Voilà, mon Père, comment agissent ceux qui n'en veulent qu'aux erreurs, et non pas aux personnes, au lieu que vous, qui en voulez aux personnes plus qu'aux erreurs, vous trouvez que ce n'est rien de condamner les erreurs, si on ne condamne les personnes à qui vous les voulez imputer.
Que votre procédé est violent, mon Père, mais qu'il est peu capable de réussir ! Je vous l'ai dit ailleurs, et je vous le redis encore, la violence et la vérité ne peuvent rien l'une sur l'autre. Jamais vos accusations ne furent plus outrageuses, et jamais l'innocence de vos adversaires ne fut plus connue : jamais la grâce efficace ne fut plus artificieusement attaquée, et jamais nous ne l'avons vue si affermie. Vous employez les derniers efforts pour faire croire que vos disputes sont sur des points de foi, et jamais on ne connut mieux que toute votre dispute n'est que sur un point de fait. Enfin vous remuez toutes choses pour faire croire que ce point de fait est véritable, et jamais on ne fut plus disposé à en douter. Et la raison en est facile : c'est, mon Père, que vous ne prenez pas les voies naturelles pour faire croire un point de fait, qui sont de convaincre les sens, et de montrer dans un livre les mots que l'on dit y être. Mais vous allez chercher des moyens si éloignés de cette simplicité, que cela frappe nécessairement les plus stupides. Que ne preniez-vous la même voie que j'ai tenue dans mes lettres pour découvrir tant de mauvaises maximes de vos auteurs, qui est de citer fidèlement les lieux d'où elles sont tirées ? C'est ainsi qu'ont fait les Curés de Paris ; et cela ne manque jamais de persuader le monde. Mais qu'auriez-vous dit, et qu'aurait-on pensé, lorsqu'ils vous reprochèrent, par exemple, cette proposition du P. Lamy : Qu'un religieux peut tuer celui qui menace de publier des calomnies contre lui ou contre sa communauté, quand il ne s'en peut défendre autrement, s'ils n'avaient point cité le lieu où elle est en propres termes ; que, quelque demande qu'on leur en eût faite, ils se fussent toujours obstinés à le refuser ; et qu'au lieu de cela, ils eussent été à Rome obtenir une Bulle qui ordonnât à tout le monde de le reconnaître ? N'aurait-on pas jugé sans doute qu'ils auraient surpris le Pape, et qu'ils n'auraient eu recours à ce moyen extraordinaire que manque des moyens naturels que les vérités de fait mettent en main à tous ceux qui les soutiennent ? Aussi ils n'ont fait que marquer que le Père Lamy enseigne cette doctrine au to. 5, disp. 36, n. 118, p. 544 de l'édition de Douai ; et ainsi tous ceux qui l'ont voulu voir l'ont trouvée, et personne n'en a pu douter. Voilà une manière bien facile et bien prompte de vider les questions de fait où l'on a raison.
D'où vient donc, mon Père, que vous n'en usez pas de la sorte ? Vous avez dit, dans vos Cavilli, que les cinq propositions sont dans Jansénius mot à mot, toutes, en propres termes, iisdem verbis. On vous a dit que non. Qu'y avait-il à faire là-dessus, sinon ou de citer la page, si vous les aviez vues en effet, ou de confesser que vous vous étiez trompé ? Mais vous ne faites ni l'un ni l'autre, et, au lieu de cela, voyant bien que tous les endroits de Jansénius, que vous alléguez quelquefois pour éblouir le monde, ne sont point les propositions condamnées, individuelles et singulières que vous vous étiez engagé de faire voir dans son livre, vous nous présentez des Constitutions qui déclarent qu'elles en sont extraites, sans marquer le lieu.
Je sais, mon Père, le respect que les Chrétiens doivent au Saint-Siège, et vos adversaires témoignent assez d'être très résolus à ne s'en départir jamais. Mais ne vous imaginez pas que ce fût en manquer que de représenter au Pape, avec toute la soumission que des enfants doivent à leur père, et les membres à leur chef, qu'on peut l'avoir surpris en ce point de fait ; qu'il ne l'a point fait examiner depuis son pontificat, et que son prédécesseur Innocent X avait fait seulement examiner si les propositions étaient hérétiques, mais non pas si elles étaient de Jansénius. Ce qui a fait dire au Commissaire du Saint-Office, l'un des principaux examinateurs, qu'elles ne pouvaient être censurées au sens d'aucun auteur : non sunt qualificabiles in sensu proferentis ; parce qu'elles leur avaient été présentées pour être examinées en elles-mêmes, et sans considérer de quel auteur elles pouvaient être : in abstracto, et ut praescindunt ab omni proferente, comme il se voit dans leurs suffrages nouvellement imprimés : que plus de soixante docteurs, et un grand nombre d'autres personnes habiles et pieuses ont lu ce livre exactement sans les y avoir jamais vues, et qu'ils y en ont trouvé de contraires ; que ceux qui ont donné cette impression au Pape pourraient bien avoir abusé de la créance qu'il a en eux, étant intéressés, comme ils le sont, à décrier cet auteur, qui a convaincu Molina de plus de cinquante erreurs ; que ce qui rend la chose plus croyable, est qu'ils ont cette maxime, l'une des plus autorisées de leur théologie, qu'ils peuvent calomnier sans crime ceux dont ils se croient injustement attaqués ; et qu'ainsi leur témoignage étant si suspect, et le témoignage des autres étant si considérable, on a quelque sujet de supplier sa Sainteté, avec toute l'humilité possible, de faire examiner ce fait en présence des docteurs de l'un et de l'autre parti, afin d'en pouvoir former une décision solennelle et régulière. Qu'on assemble des juges habiles, disait saint Basile sur un semblable sujet, Ep. 75 ; que chacun y soit libre ; qu'on examine mes écrits, qu'on voie s'il y a des erreurs contre la foi ; qu'on lise les objections et les réponses, afin que ce soit un jugement rendu avec connaissance de cause et dans les formes, et non pas une diffamation sans examen.
Ne prétendez pas, mon Père, de faire passer pour peu soumis au Saint-Siège ceux qui en useraient de la sorte. Les Papes sont bien éloignés de traiter les Chrétiens avec cet empire que l'on voudrait exercer sous leur nom. L'Eglise, dit le pape saint Grégoire, In Job., lib. 8, c. I, qui a été formée dans l'école d'humilité, ne commande pas avec autorité, mais persuade par raison ce qu'elle enseigne à ses enfants qu'elle croit engagés dans quelque erreur : recta quoe errantibus dicit, non quasi ex auccoritate proecipit, sed ex ratione persuadet. Et bien loin de tenir à déshonneur de réformer un jugement où on les aurait surpris, ils en font gloire au contraire, comme le témoigne saint Bernard, Ep. 180. Le Siège Apostolique, dit-il, a cela de recommandable, qu'il ne se pique pas d'honneur, et se porte volontiers à révoquer ce qu'on en a tiré par surprise ; aussi est-il bien juste que personne ne profite de l'injustice, et principalement devant le Saint Siège.
Voilà, mon Père, les vrais sentiments qu'il faut inspirer aux Papes, puisque tous les théologiens demeurent d'accord qu'ils peuvent être surpris, et que cette qualité suprême est si éloignée de les en garantir, qu'elle les y expose au contraire davantage, à cause du grand nombre des soins qui les partagent. C'est ce que dit le même saint Grégoire à des personnes qui s'étonnaient de ce qu'un autre Pape s'était laissé tromper. Pourquoi admirez-vous, dit-il l. I, Dial., que nous soyons trompés, nous qui sommes des hommes ? N'avez-vous pas vu que David, ce roi qui avait l'esprit de prophétie, ayant donné créance aux impostures de Siba, rendit un jugement injuste contre le fils de Jonathas ? Qui trouvera donc étrange que des imposteurs nous surprennent quelquefois, nous qui ne sommes point Prophètes ? La foule des affaires nous accable ; et notre esprit, qui, étant partagé en tant de choses, s'applique moins à chacune en particulier, en est plus aisément trompé en une. En vérité, mon Père, je crois que les Papes savent mieux que vous s'ils peuvent être surpris ou non. Ils nous déclarent eux-mêmes que les Papes et que les plus grands Rois sont plus exposés à être trompés que les personnes qui ont moins d'occupations importantes. Il les en faut croire, et il est bien aisé de s'imaginer par quelle voie on arrive à les surprendre. Saint Bernard en fait la description dans la lettre qu'il écrivit à Innocent II, en cette sorte : Ce n'est pas une chose étonnante, ni nouvelle, que l'esprit de l'homme puisse tromper et être trompé. Des religieux sont venus à nous dans un esprit de mensonge et d'illusion. Ils vous ont parlé contre un évêque qu'ils haïssent, et dont la vie a été exemplaire. Ces personnes mordent comme des chiens, et veulent faire passer le bien pour le mal. Cependant, très-saint Père, vous vous mettez en colère contre votre fils. Pourquoi avez-vous donné un sujet de joie à ses adversaires ? Ne croyez pas à tout esprit, mais éprouvez si les esprits sont de Dieu. J'espère que, quand vous aurez connu la vérité, tout ce qui a été fondé sur un faux rapport sera dissipé. Je prie l'esprit de vérité de vous donner la grâce de séparer la lumière des ténèbres, et de réprouver le mal pour favoriser le bien. Vous voyez donc, mon Père, que le degré éminent où sont les Papes ne les exempte pas de surprise, et qu'il ne fait autre chose que rendre leurs surprises plus dangereuses et plus importantes. C'est ce que saint Bernard représente au Pape Eugène, De Consid., l. 2, c. ult. : Il y a un autre défaut si général, que je n'ai vu personne des grands du monde qui l'évite. C'est, saint Père, la trop grande crédulité d'où naissent tant de désordres ; car c'est de là que viennent les persécutions violentes contre les innocents, les préjugés injustes contre les absents, et les colères terribles pour des choses de néant, pro nihilo. Voilà, saint Père, un mal universel, duquel, si vous êtes exempt, je dirai que vous êtes le seul qui ayez cet avantage entre tous vos confrères.
Je m'imagine, mon Père, que cela commence à vous persuader que les Papes sont exposés à être surpris. Mais, pour vous le montrer parfaitement, je vous ferai seulement ressouvenir des exemples que vous-même rapportez dans votre livre, de Papes et d'Empereurs, que des hérétiques ont surpris effectivement. Car vous dites qu'Apollinaire surprit le pape Damase, de même que Célestius surprit Zozime. Vous dites encore qu'un nommé Athanase trompa l'empereur Héraclius, et le porta à persécuter les Catholiques ; et qu'enfin Sergius obtint d'Honorius ce décret qui fut brûlé au Concile, en faisant, dites-vous, le bon valet auprès de ce Pape.
Il est donc constant par vous-même que ceux, mon Père, qui en usent ainsi auprès des Rois et des Papes, les engagent quelquefois artificieusement à persécuter ceux qui défendent la vérité de la foi en pensant persécuter des hérésies. Et de là vient que les Papes, qui n'ont rien tant en horreur que ces surprises, ont fait d'une Lettre d'Alexandre III une loi ecclésiastique, insérée dans le droit canonique, pour permettre de suspendre l'exécution de leurs Bulles et de leurs Décrets quand on croit qu'ils ont été trompés. Si quelquefois, dit ce Pape à l'archevêque de Ravenne, nous envoyons à votre fraternité des décrets qui choquent vos sentiments, ne vous en inquiétez pas. Car ou vous les exécuterez avec révérence, ou vous nous manderez, la raison que vous croyez avoir de ne le pas faire, Parce que nous trouverons bon que vous n'exécutiez pas un décret qu'on aurait tiré de nous par surprise et par artifice. C'est ainsi qu'agissent les Papes qui ne cherchent qu'à éclaircir les différends des Chrétiens, et non pas à suivre la passion de ceux qui veulent y jeter le trouble. Ils n'usent pas de domination, comme disent saint Pierre et saint Paul après Jésus-Christ ; mais l'esprit qui paraît en toute leur conduite est celui de paix et de vérité. Ce qui fait qu'ils mettent ordinairement dans leurs lettres cette clause, qui est sous-entendue en toutes : Si ita est ; si preces veritate nitantur : Si la chose est comme on nous la fait entendre, si les faits sont véritables. D'où il se voit que, puisque les Papes ne donnent de force à leurs Bulles qu'à mesure qu'elles sont appuyées sur des faits véritables, ce ne sont pas les Bulles seules qui prouvent la vérité des faits ; mais qu'au contraire, selon les Canonistes mêmes, c'est la vérité des faits qui rend les Bulles recevables.
D'où apprendrons-nous donc la vérité des faits ? Ce sera des yeux, mon Père, qui en sont les légitimes juges, comme la raison l'est des choses naturelles et intelligibles, et la foi des choses surnaturelles et révélées. Car, puisque vous m'y obligez, mon Père, je vous dirai que, selon les sentiments de deux des plus grands Docteurs de l'Eglise, saint Augustin et saint Thomas, ces trois principes de nos connaissances, les sens, la raison et la foi, ont chacun leurs objets séparés, et leur certitude dans cette étendue. Et, comme Dieu a voulu se servir de l'entremise des sens pour donner entrée à la foi, fides ex auditu, tant s'en faut que la foi détruise la certitude des sens, que ce serait au contraire détruire la foi que de vouloir révoquer en doute le rapport fidèle des sens. C'est pourquoi saint Thomas remarque expressément que Dieu a voulu que les accidents sensibles subsistassent dans l'Eucharistie, afin que les sens, qui ne jugent que de ces accidents, ne fussent pas trompés : Ut sensus a deceptione reddantur immunes.
Concluons donc de là que, quelque proposition qu'on nous présente à examiner, il en faut d'abord reconnaître la nature, pour voir auquel de ces trois principes nous devons nous en rapporter. S'il s'agit d'une chose surnaturelle, nous n'en jugerons ni par les sens, ni par la raison, mais par l'Ecriture et par les décisions de l'Eglise. S'il s'agit d'une proposition non révélée et proportionnée à la raison naturelle, elle en sera le premier juge. Et s'il s'agit enfin d'un point de fait, nous en croirons les sens, auxquels il appartient naturellement d'en connaître.
Cette règle est si générale que, selon saint Augustin et saint Thomas, quand l'Ecriture même nous présente quelque passage, dont le premier sens littéral se trouve contraire à ce que les sens ou la raison reconnaissent avec certitude, il ne faut pas entreprendre de les désavouer en cette rencontre pour les soumettre à l'autorité de ce sens apparent de l'Ecriture ; mais il faut interpréter l'Ecriture, et y chercher un autre sens qui s'accorde avec cette vérité sensible ; parce que la parole de Dieu étant infaillible dans les faits mêmes, et le rapport des sens et de la raison agissant dans leur étendue étant certain aussi, il faut que ces deux vérités s'accordent ; et comme l'Ecriture se peut interpréter en différentes manières, au lieu que le rapport des sens est unique, on doit, en ces matières, prendre pour la véritable interprétation de l'Ecriture celle qui convient au rapport fidèle des sens. Il faut, dit saint Thomas, I p., q. 68, a. I, observer deux choses, selon saint Augustin : l'une, que l'Ecriture a toujours un sens véritable ; l'autre que, comme elle peut recevoir plusieurs sens, quand on en trouve un que la raison convainc certainement de fausseté, il ne faut pas s'obstiner à dire que c'en soit le sens naturel, mais en chercher un autre qui s'y accorde.
C'est ce qu'il explique par l'exemple du passage de la Genèse, où il est écrit que Dieu créa deux grands luminaires, le soleil et la lune, et aussi les étoiles ; par où l'Ecriture semble dire que la lune est plus grande que toutes les étoiles : mais parce qu'il est constant, par des démonstrations indubitables, que cela est faux, on ne doit pas, dit ce saint, s'opiniâtrer à défendre ce sens littéral, mais il faut en chercher un autre conforme à cette vérité de fait ; comme en disant : Que le mot de grand luminaire ne marque que la grandeur de la lumière de la lune à notre égard, et non pas la grandeur de son corps en lui-même.
Que si on voulait en user autrement, ce ne serait pas rendre l'Ecriture vénérable, mais ce serait au contraire l'exposer au mépris des infidèles ; parce, comme dit saint Augustin, que, quand ils auraient connu que nous croyons dans l'Ecriture des choses qu'ils savent certainement a être fausses, ils se riraient de notre crédulité dans les autres choses qui sont plus cachées, comme la résurrection des morts et la vie éternelle. Et ainsi, ajoute saint Thomas, ce serait leur rendre notre religion méprisable, et même leur enfermer l'entrée.
Et ce serait aussi, mon Père, le moyen d'en fermer l'entrée aux hérétiques, et de leur rendre l'autorité du Pape méprisable, que de refuser de tenir pour catholiques ceux qui ne croiraient pas que des paroles sont dans un livre où elles ne se trouvent point, parce qu'un Pape l'aurait déclaré par surprise. Car ce n'est que l'examen d'un livre qui peut faire savoir que des paroles y sont. Les choses de fait ne se prouvent que par les sens. Si ce que vous soutenez est véritable, montrez-le ; sinon ne sollicitez personne pour le faire croire ; ce serait inutilement. Toutes les puissances du monde ne peuvent par autorité persuader un point de fait, non plus que le changer ; car il n'y a rien qui puisse faire que ce qui est ne soit pas.
C'est en vain, par exemple, que des religieux de Ratisbonne obtinrent du pape saint Léon IX un décret solennel, par lequel il déclara que le corps de saint Denis, premier évêque de Paris, qu'on tient communément être l'Aréopagite, avait été enlevé de France, et porté dans l'église de leur monastère. Cela n'empêche pas que le corps de ce saint n'ait toujours été et ne soit encore dans la célèbre abbaye qui porte son nom, dans laquelle vous auriez peine à faire recevoir cette Bulle, quoique ce Pape y témoigne avoir examiné la chose avec toute la diligence possible, diligentissime, et avec le conseil de plusieurs évêques et prélats ; de sorte qu'il oblige étroitement tous les Français, districte proecipientes, de reconnaître et de confesser qu'ils n'ont plus ces saintes reliques. Et néanmoins les Français, qui savaient la fausseté de ce fait par leurs propres veux, et qui, ayant ouvert la châsse, y trouvèrent toutes ces reliques entières, comme le témoignent les historiens de ce temps-là, crurent alors, comme on l'a toujours cru depuis, le contraire de ce que ce saint Pape leur avait enjoint de croire, sachant bien que même les saints et les prophètes sont sujets à être surpris.
Ce fut aussi en vain que vous obtîntes contre Galilée ce décret de Rome, qui condamnait son opinion touchant le mouvement de la Terre. Ce ne sera pas cela qui prouvera qu'elle demeure en repos ; et si l'on avait des observations constantes qui prouvassent que c'est elle qui tourne, tous les hommes ensemble ne l'empêcheraient pas de tourner, et ne s'empêcheraient pas de tourner aussi avec elle. Ne vous imaginez pas de même que les lettres du pape Zacharie pour l'excommunication de saint Virgile, sur ce qu'il tenait qu'il y avait des antipodes, aient anéanti ce nouveau monde ; et qu'encore qu'il eût déclaré que cette opinion était une erreur bien dangereuse, le roi d'Espagne ne se soit pas bien trouvé d'en avoir plutôt cru Christophe Colomb qui en venait, que le jugement de ce Pape qui n'y avait pas été ; et que l'Eglise n'en ait pas reçu un grand avantage, puisque cela a procuré la connaissance de l'Evangile à tant de peuples qui fussent péris dans leur infidélité.
Vous voyez donc, mon Père, quelle est la nature des choses de fait, et par quels principes on en doit juger ; d'où il est aisé de conclure, sur notre sujet, que, si les cinq propositions ne sont point de Jansénius, il est impossible qu'elles en aient été extraites, et que le seul moyen d'en bien juger et d'en persuader le monde, est d'examiner ce livre en une conférence réglée, comme on vous le demande depuis si longtemps. Jusque-là vous n'avez aucun droit d'appeler vos adversaires opiniâtres : car ils seront sans blâme sur ce point de fait, comme ils sont sans erreurs sur les points de foi ; catholiques sur le droit, raisonnables sur le fait, et innocents en l'un et en l'autre.
Qui ne s'étonnera donc, mon Père, en voyant d'un côté une justification si pleine, de voir de l'autre des accusations si violentes ? Qui penserait qu'il n'est question entre vous que d'un fait de nulle importance, qu'on veut faire croire sans le montrer ? Et qui oserait s'imaginer qu'on fît par toute l'Eglise tant de bruit pour rien, pro nihilo, mon Père, comme le dit saint Bernard ? . Mais c'est cela même qui est le principal artifice de votre conduite, de faire croire qu'il y va de tout en une affaire qui n'est de rien ; et de donner à entendre aux personnes puissantes qui vous écoutent qu'il s'agit dans vos disputes des erreurs les plus pernicieuses de Calvin, et des principes les plus importants de la foi, afin que, dans cette persuasion, ils emploient tout leur zèle et toute leur autorité contre ceux que vous combattez, comme si le salut de la religion catholique en dépendait : au lieu que, s'ils venaient à connaître qu'il n'est question que de ce petit point de fait, ils n'en seraient nullement touchés, et ils auraient au contraire bien du regret d'avoir fait tant d'efforts pour suivre vos passions particulières en une affaire qui n'est d'aucune conséquence pour l'Eglise.
Car enfin, pour prendre les choses au pis, quand même il serait véritable que Jansénius aurait tenu ces propositions, quel malheur arriverait-il de ce que quelques personnes en douteraient, pourvu qu'ils les détestent, comme ils le font publiquement ? . N'est-ce pas assez qu'elles soient condamnées par tout le monde sans exception, au sens même où vous avez expliqué que vous voulez qu'on les condamne ? En seraient-elles plus censurées, quand on dirait que Jansénius les a tenues ? A quoi servirait donc d'exiger cette reconnaissance, sinon à décrier un docteur et un évêque qui est mort dans la communion de l'Eglise ? Je ne vois pas que ce soit là un si grand bien, qu'il faille l'acheter par tant de troubles. Quel intérêt y a l'Etat, le Pape, les évêques, les docteurs et toute l'Eglise ? Cela ne les touche en aucune sorte, mon Père, et il n'y a que votre seule Société qui recevrait véritablement quelque plaisir de cette diffamation d'un auteur qui vous a fait quelque tort. Cependant tout se remue, parce que vous faites entendre que tout est menacé. C'est la cause secrète qui donne le branle à tous ces grands mouvements, qui cesseraient aussitôt qu'on aurait su le véritable état de vos disputes. Et c'est pourquoi, comme le repos de l'Eglise dépend de cet éclaircissement, il était d'une extrême importance de le donner, afin que, tous vos déguisements étant découverts, il paraisse à tout le monde que vos accusations sont sans fondement, vos adversaires sans erreur, et l'Eglise sans hérésie.
Voilà, mon Père, le bien que j'ai eu pour objet de procurer, qui me semble si considérable pour toute la religion, que j'ai de la peine à comprendre comment ceux à qui vous donnez tant de sujet de parler, peuvent demeurer dans le silence. Quand les injures que vous leur faites ne les toucheraient pas, celles que l'Eglise souffre devraient, ce me semble, les porter à s'en plaindre : outre que je doute que des ecclésiastiques puissent abandonner leur réputation à la calomnie, surtout en matière de foi. Cependant ils vous laissent dire tout ce qui vous plaît ; de sorte que, sans l'occasion que vous m'en avez donnée par hasard, peut-être que rien ne se serait opposé aux impressions scandaleuses que vous semez de tous côtés. Ainsi leur patience m'étonne, et d'autant plus qu'elle ne peut m'être suspecte ni de timidité, ni d'impuissance, sachant bien qu'ils ne manquent ni de raison pour leur justification, ni de zèle pour la vérité. Je les vois néanmoins si religieux à se taire que je crains qu'il n'y ait en cela de l'excès. Pour moi, mon Père, je ne crois pas le pouvoir faire. Laissez l'Eglise en paix, et je vous y laisserai de bon coeur. Mais pendant que vous ne travaillerez qu'à y entretenir le trouble, ne doutez pas qu'il ne se trouve des enfants de la paix qui se croiront obligés d'employer tous leurs efforts pour y conserver la tranquillité.
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Janvier 2001
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